jeudi 23 juillet 2009

La Négresse du Curé

Premier lundi de Carême. Dès qu’il entendit la voiture du facteur s’arrêter devant la maison paroissiale, le curé Joly sortit. Le froid de la nuit engourdissait encore la campagne, mais le ciel était clair et promettait de la douceur pour l’après-midi. Il adressa un salut à l’employé des postes, lequel avait déjà redémarré sans le voir. Remontant l’escalier de pierre encore glissant de la gelée du matin, il remarqua tout de suite l’enveloppe jaune. Elle jurait parmi tous les plis blancs qu’il tenait dans sa grosse main de paysan. L’air vif irrita ses poumons. Il fut pris d’une violente quinte de toux qui le secoua à tel point que son courrier s’éparpilla sur les marches. Il le rassembla et mit l’enveloppe jaune au-dessus de la pile. La porte se referma sur lui.

La cure sentait la fumée froide. Madame Monod, qui s’occupait de son ménage deux fois par semaine, pestait dès qu’elle franchissait le seuil et ouvrait grand les immenses fenêtres deux heures durant, quelle que fût la saison. Le curé Joly pestait aussi. Il se retranchait dans son bureau jusqu’au moment où Madame Monod faisait irruption dans la pièce, lui signifiant sans un mot qu’il était temps de trouver un autre refuge. En hiver et durant les intersaisons, l’immense maison agitée de courants d’air devenait glaciale et monsieur le curé Joly refermait une à une les douze fenêtres de cette antique bâtisse dont il était le seul occupant après Dieu. Pour se calmer, il allumait une cigarette.

Entre Madame Monod et lui couvait une guerre qui n’osait pas dire son nom. Aucun mot déplacé ne fut jamais prononcé, mais tous deux entendaient l’autre penser. Ainsi, le curé Joly savait-il que Madame Monod détestait l’odeur de fumée froide qui lui rappelait sans doute celle du bar du village où elle avait souvent cherché feu son mari. Et en quarante ans de mariage, elle avait bu cette lie à tant de reprises. Sa qualité d’institutrice lui avait rendu cette tâche particulièrement douloureuse car elle sentait fondre son prestige et son autorité à chaque fois qu’elle pénétrait dans ce lieu maudit pour en extraire son homme. Mais c’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle le délivre malgré lui du démon de l’alcool, quitte à encourir les violents courroux de cet ivrogne au vin mauvais. Lorsque, deux ans après sa retraite anticipée, elle avait recueilli le dernier souffle aviné de son homme, lequel avait chancelé dans l’escalier et percuté sa tête au coin de la commode, elle décida de se mettre au service de la cure pour adoucir son chagrin. C’était il y avait plus de trois ans maintenant. Au fond, elle n’avait pas eu de chance, car le curé Joly s’avéra être fort différent de l’image idéale qu’elle se faisait d’un homme d’Église. Madame Monod fut, par exemple, totalement déroutée par le fait qu’il fumât. Elle lui en voulait de surcroît de ne jamais faire fonctionner la ventilation de sa hotte de cuisine malgré ses prières réitérées. Cela avait pour conséquence de panacher la couche de nicotine d’odeurs de chou-fleur, de graisse de canard ou de poisson, sans parler de la pellicule de graisse qui se déposait sur les pots d’épices oubliés autour de la gazinière. On aura compris que monsieur le curé cuisinait, ce qui pourrait faire croire qu’il était fin gourmet. Pourtant, il ne s’était résolu à accomplir cette tâche que pour échapper à la présence quotidienne de sa bonne. Celle-ci le comprit et, quoique soulagée de ne pas devoir étendre son service, garda rancune à cet homme de ne pas l’apprécier à sa juste valeur.

Madame Monod avait bien conscience d’agresser le curé Joly par ses aérations intempestives. Elle s’irritait de l’entendre tousser dans les courants d’air et plus encore de sentir flotter à nouveau l’odeur honnie avant même qu’elle eût réussi à la chasser. Le manque de volonté dont faisait preuve le curé Joly navrait madame Monod qui avait, nous l’avons dit, une très haute idée de la dignité ecclésiastique. Lorsqu’il fut également de notoriété publique que le curé Joly semblait développer un penchant pour la bouteille, Madame Monod fit un effort supplémentaire pour barrer à ses propres lèvres le chemin de fatals reproches. L’amour de Dieu ne comblait pas Son serviteur et ceci était un réel chagrin pour elle. À ceux qui tentaient de lui soutirer des confidences, elle opposait un silence de carpe et comme on lui adressait la plupart du temps la parole dans ce dessein, les villageois finirent par croire qu’elle était dure d’oreille, et le curé Joly avec eux. Pour l’instant, en ce lundi, le curé Joly baignait en toute quiétude dans sa fumée froide, sachant que Madame Monod ne sévissait d’ordinaire que le mardi et le vendredi. Assis à son bureau, il décacheta l’enveloppe jaune et vit apparaître une page couverte d’écriture en pattes de mouche barrées de « t » lancés comme des coups de sabre. Il chaussa ses lunettes et commença sa lecture.

Monsieur le curé,

Sauf le respect que je vous dois, je me permets aujourd’hui de vous écrire pour vous faire part de quelques points qui entachent selon moi le déroulement de la messe. C’est une entreprise hardie dans laquelle je me lance, mais je m’y résous pour la seule gloire de Dieu et si j’ai choisi l’anonymat, c’est pour me mettre humblement à Son service.

J’en viens au premier objet de ma lettre.

Depuis de longues années, je déplore que le moment du début de la consécration soit aussi celui de la quête. Est-il normal, monsieur le curé que nous, paroissiens, soyons occupés à chercher notre monnaie plutôt que tout entiers présents à la magnifique louange qui précède la consécration ?

Vous me répondrez que tout cela a été codifié par Rome et que vous n’y pouvez rien. Cependant, je vous demande d’obéir à un but suprême qui élèvera nos cœurs. Ce changement est d’ailleurs très aisé à mettre en place puisqu’il suffira par exemple de placer votre sacristain muni de la corbeille de la quête à la sortie de la messe.

Permettez-moi ensuite de m’étonner de la désinvolture avec laquelle vous accomplissez votre génuflexion lorsque vous ouvrez le tabernacle, oubliant d’incliner la tête devant la présence de Dieu. Vous êtes à votre tour le Bon Pasteur de l’Évangile et vous vous devez de montrer le chemin en imprégnant l’assistance d’humilité et de respect par votre exemple. Moïse lui-même n’est-il pas tombé face contre terre devant la grandeur du Tout-Puissant ?

Croyez bien, monsieur le Curé, que ma démarche est dictée par l’amour du Christ vivant au milieu de nous. Je souhaite sincèrement que ces quelques mots trouvent le chemin de votre cœur et vous demande de prier pour moi comme je vous assure de tout mon respect et de mes prières quotidiennes.

Le curé Joly, pantois, laissa tomber la lettre sur son bureau encombré de revues religieuses encore emballées. En trente-cinq ans de sacerdoce de village, il n’avait jamais reçu de lettre de ce genre. Il se demanda qui était la grenouille de bénitier qui avait décidé de lui empoisonner l’existence. Car pour lui, il ne faisait pas l’ombre d’un pli que cette missive fût le fait d’une femme. Les hommes qui daignaient venir à la messe, souvent sur l’insistance de leur épouse, avaient d’autres chats à fouetter que de chichiter sur le moment de la quête ou la profondeur de ses génuflexions. Il se mit donc à passer en revue toutes ses paroissiennes. Nous devrions plutôt dire qu’il pensa à l’ensemble du troupeau de ses paroissiennes, car elles avaient l’uniformité d’un troupeau même si chacune avait sa tête et son caractère, comme tous les moutons. Les femmes se massaient invariablement à sa droite, laissant leurs maris occuper la rangée de gauche, en respect inconscient de l’ordre de la parabole des brebis et des boucs. Lorsqu’elles récitaient les répons, aucune voix n’émergeait particulièrement. Ce n’était qu’au moment du credo en latin, seule relique épargnée par Vatican II, que Madame Grimette arrosait l’assemblée du filet de sa voix acide. Le curé Joly avait compris que c’était la nostalgie du bon vieux temps qui donnait à cette femme, par ailleurs fort réservée, cette assurance de Castafiore. Non, décidément, le curé Joly ne voyait pas de zélote parmi ses ouailles. Puis il se souvint d’une créature enveloppée d’un long manteau de laine. Elle était venue à deux reprises le mois dernier et il avait tracé sur sa tête le signe de la croix au dernier mercredi des cendres. Elle n’avait jamais communié et il n’avait pas pu voir son visage de près puisqu’elle s’était présentée à lui les yeux baissés. Elle ne s’était pas attardée sur le parvis, et aucun de ses paroissiens ne s’était enquis de cette nouvelle présence, du moins pas devant lui. De son côté, il s’était bien gardé de s’informer de son identité car cet intérêt eût pu passer pour de la curiosité qui, comme chacun le sait, est un vilain défaut. Ce ne pouvait être qu’elle, la grenouille, le curé Joly en était persuadé. Pourtant, d’emblée il l’aurait plutôt mise dans la tribu des Publicains plutôt que dans celle des Pharisiens, ne serait-ce que parce qu’elle se tenait toujours au dernier rang. Il revint au début de la lettre. Sauf le respect que je vous dois, quelle curieuse et désuète entrée en matière. La créature en laine gris foncé lui semblait trop jeune pour user de pareille tournure. Pourtant, indubitablement, tout la désignait.

Las de croiser et de décroiser les jambes, le curé Joly se leva et retourna dans sa cuisine. Il prit machinalement la cafetière italienne sur la gazinière, vida le marc dans la poubelle et rechargea l’engin. Pendant que le feu chauffait l’eau qui allait se condenser en vapeur et retomber chargée d’arômes couleur sépia, il se prit à penser. Pensa qu’il était nu, percé à jour par toutes ces pattes de mouches et ces coups de sabres qui avaient pelé avec une bonté sans merci sa carapace d’oignon, le laissant blême et pitoyable. Le malaise qu’il sentait monter en lui emplit sa bouche d’une encre amère. Il éteignit la flamme et fit demi-tour avant que le miracle de la cafetière italienne fût accompli. Il remonta à l’étage, traversa l’interminable couloir qui conduisait à son bureau et s’assit de nouveau à sa l’avait posé quelques minutes plus tôt sur la table de la cuisine afin d’accompagner son café de la sacro-sainte cigarette qu’il s’accordait le matin. Il leva au ciel des yeux exaspérés, retira ses lunettes et se massa énergiquement les paupières pour éviter de jurer comme un charretier. Son regard retomba sur la lettre. Vous êtes le Bon Pasteur. Le curé Joly plissa le front et serra sa tête avec le pouce et le majeur de sa main gauche. Une douleur fulgurante le saisit, pourtant il continua à serrer du plus fort qu’il put.

Pas si faux, pensa-t-il, je voulais être berger, mais sans majuscule. J’aurais repris la ferme, je me serais marié et j’aurais eu des enfants. À l’heure qu’il est, j’aurais été grand-père. Mais il y a eu la mission de 48. Le père était mort dans les premiers jours de la guerre. La mère avait décidé que son fils aîné s’occuperait du domaine, aidé des sœurs, et que Dieu aurait son serviteur : moi. Le Petit, puis le Grand Séminaire, l’ordination puis la nomination dans ma première paroisse, les années qui s’additionnent, puis mon arrivée ici où je mourrai probablement. Il desserra l’étau et se sentit mieux. À la mort de la mère, j’ai hésité. Les paroissiens l’ont senti. J’étais encore jeune : quarante-cinq ans ; j’avais encore des cheveux. Mais les prêtres se faisaient de plus en plus rares, et en moins de dix ans j’avais déjà perdu trois vicaires tombés en amour. Alors mes paroissiens m’ont cerné, ils m’ont entouré comme les poussins autour d’une poule pour l’empêcher de partir. Et, je suis resté, par facilité, par peur du déshonneur aussi. J’exerce la profession de prêtre, je connais les paroles à dire et les gestes à faire, mais il arrive que j’oublie d’habiter mon personnage. Apparemment, cela se voit. Est-ce qu’il faut baisser le masque, retourner là-bas, très loin, à la ferme, chez mon frère, et être enfin berger – et brebis galeuse car tout se sait toujours – ou alors rester et continuer à jouer le rôle du Bon Pasteur sous le regard omniprésent d’une grenouille anonyme ? Et si ce batracien était l’œil de Dieu ?

Etonné lui-même par la longueur inhabituelle de ce monologue, le curé Joly posa ses yeux sur le crucifix accroché au mur d’en face. Aucune parole ne monta à sa bouche. Il se sentait simplement soulagé par cette confession sans repentir. Il se leva, traversa le couloir, descendit l’escalier et déboucha dans la cuisine où il alluma la gazinière et sa première cigarette du matin.

Il passa en revue le programme de sa semaine : ce soir, messe à Saint-Barthélémy, demain matin enterrement de Jérémie Descours à La Tour de La Besse, après-midi rencontre avec les aînés de la Vie Montante à Fontbonne, demain soir messe à Grenèche, mercredi entraînement de football à Buisseau, réunion des Cœurs Vaillants et messe à Ginors, jeudi visite des malades de l’hôpital de Verscex puis messe, vendredi début de la montée vers Pâques à Diestre, samedi matin préparation de mariage du fils Herbin et de la fille Jubet à la cure, messe anticipée du dimanche à Lautague, dimanche grand-messe dans son église de Sainte-Eulalie-des-Bois.

Le curé Joly n’avait plus droit au sucre mais il persistait à utiliser une cuillère. Tournant son café noir, il se concentra sur ce qu’il allait dire et faire pour mener sa nouvelle formation à la victoire lors du tournoi de football inter-aumôneries de l’Ascension. On l’aura compris, le mercredi revêtait pour lui un habit de fête et sur le terrain, au milieu de ses jeunes, il avait l’impression d’être vraiment lui-même. Il avait renoncé dix ans auparavant à arbitrer le tournoi, car son cœur avait menacé d’exploser bien avant l’issue du match. Il y avait eu contestation autour d’une faute qu’il n’avait pas sifflée puisqu’il n’était pas arrivé assez tôt dans les seize mètres. Essayant d’arranger tout le monde, il n’avait réussi qu’à créer le mécontentement général. Ce soir-là, il retira définitivement sa tenue de zèbre. Mais entraîneur il était, entraîneur il resterait. Le curé Joly s’accrochait comme un désespéré à ce ballon d’oxygène qui lui faisait expérimenter ce qu’était la vie profane, tout du moins, la portion congrue à laquelle il avait droit. Le jardinage l’indifférait, l’étude l’ennuyait presque autant que les séances de confessionnal, bref, il ne s’était découvert aucune passion qui pût cadrer avec son état. Il avait toujours renâclé à prendre la tête d’un autobus de pèlerins pour Lourdes ou la Terre sainte. En effet, une seule expérience à Lisieux l’avait fixé sur son incapacité pour ce genre de séjours durant lesquels on attendait de lui de fréquentes et édifiantes palabres qui restaient obstinément clouées dans sa gorge. Du coup, il avait pris malgré lui un air pénétré qui s’était communiqué à tout le groupe, lequel revint à Sainte-Eulalie-des-Bois comme touché de la grâce d’un mutisme fervent. « Ce pèlerinage fut d’une beauté inexprimable » lui souffla Mademoiselle Després à sa sortie du car, et inexprimable fut le soulagement du curé Joly de retrouver le calme de son bureau aéré fidèlement en son absence par les bons offices de Madame Monod. Pour échapper à la prochaine proposition de voyage qu’on ne manquerait pas de lui adresser, il s’inventa en toute bonne foi une déformation de l’oreille interne qui lui interdisait de trop longs déplacements, responsables d’insoutenables acouphènes. À ce point, le curé Joly se demanda s’il ne souffrait pas de misanthropie, ce qui lui aurait paru incompatible avec sa mission. Mais, comme à chaque fois qu’il se posait des questions cruciales, il marqua trois points de suspension et s’en retourna au déroulement de son quotidien. Et en ce lundi, le quotidien se nommait lettre mensuelle à écrire à son évêque, Monseigneur Nestor Adam.

Ce dernier, pour dynamiser son diocèse, avait eu l’idée de demander à chacun de ses apôtres de lui résumer les faits marquants de leur paroisse. Les copies de sermons devaient être annexées à ce qui devait bien se nommer un rapport. Monseigneur Adam choisissait les plus belles épîtres et les sermons les plus inspirés, mettait aussi la main à la plume tel saint Jean sur l’île de Patmos s’adressant aux Sept Églises d’Asie. C’est ainsi que chaque paroissien recevait chez lui le bulletin diocésain, véritable trésor de piété littéraire. On y publiait aussi quelques prières du cœur apostillées de paraphes enfantins, ou alors le compte rendu de retraite d’un ou d’une jeune exaltée qui rentrait de deux semaines au monastère de Bouzy-la-Forêt.

R.A.S., pensa le curé Joly. Pour adoucir ce pensum quasiment menstruel, il recopiait à la fin de chaque semaine les deux pages de son agenda, agrémentées de commentaires laconiques, afin de se retrouver devant une feuille A4 déjà noircie à la veille de la date fatidique. Pour ce qui était de ses sermons, il les avait toujours gardés jalousement secrets sans pour autant jamais éprouver le besoin de justifier cette attitude à son évêque. Celui-ci avait vite compris qu’il n’obtiendrait du curé de Sainte-Eulalie-des-Bois que la fameuse feuille arrivant in extremis avec ses respectueuses salutations. Monseigneur Nestor Adam avait d’ailleurs, pour sa part, fort à faire à parcourir les interminables épanchements de certains de ses jeunes vicaires, lesquels ne manquaient pas de l’accabler de questions théologiques en gage de dévouement. Il se demanda s’il ne devait pas soutenir la foi du curé Joly en lui envoyant le plus ardent de ces serviteurs du Tout-Puissant. L’image de Valérien Montfort apparut avec fulgurance dans son esprit . Valérien Montfort… oui, pourquoi ne pas l’envoyer concélébrer Pâques à Sainte-Eulalie-des-Bois ?

Les semaines avaient donc passé, circonscrites comme un sinistre par un emploi du temps qui jouait les garde-fous. Le curé Joly avait enterré Jérémie Descours, rencontré les aînés de la Vie Montante, entendu les dames patronnesses catéchiser les Cœurs Vaillants, visité les malades. La préparation de mariage du fils Herbin et de la fille Jubet à la cure n’avait pas traîné, étant donné que tout le monde voulait en finir rapidement. Quant à l’entraînement de football à Bisseau, il avait dû être annulé à deux reprises car il pleuvait des seilles.

Sur ce disque de Démocrite qui était son monde, le curé Joly était l’aiguille du phonographe, arrimée à un bras actionné par une manivelle invisible. Une rayure, à hauteur du second tiers, le renvoyait invariablement aux sillions craquants du silence d’avant la Création. Puis s’élevait le thème rebattu de sa vie maigrelette, à peine agrémenté de variations qui ne méritaient pas ce nom. Une sorte de paresse ou d’engourdissement lui interdisait de franchir le point fatidique pour découvrir la suite du Grand œuvre, car il se pressentait naufragé immobile sur une plage solitaire avec pour seul compagnon d’infortune un petit chien dressant l’oreille devant le pavillon d’un Deutsche Gramophon. Son immobilisme même avait eu raison du contenu de la petite enveloppe jaune qui étouffait, serrée entre deux journaux bibliques enrubannés, et le curé Joly en avait oublié jusqu’à l’existence. Il referma « Maigret se fâche », qu’il avait toujours autant de plaisir à relire, et consulta son calendrier liturgique. Cinq heures avaient sonné : le tout dernier moment était venu de parcourir l’évangile de la messe anticipée du dimanche et de préparer le sermon qu’il utiliserait également le lendemain à Sainte-Eulalie-des-Bois.

Troisième dimanche de Carême : Jean IV, Jésus et la Samaritaine. Le curé était un peu embarrassé de cette rencontre entre le Messie et cette femme. Il ne voulait y voir qu’une occasion opportune pour rappeler la nécessité de l’entraide par-delà les barrières dressées entre les peuples, et un prétexte pour rappeler que chacun de ses paroissiens se devait d’être un bon samaritain pour son prochain. Il griffonna donc ces quelques idées (on l’avouera, très sommaires), convaincu qu’un bon prêche doit être court et vivant et qu’il n’était pas question pour lui d’assommer l’assistance par d’interminables démonstrations qu’il ne maîtrisait d’ailleurs pas du tout. Sur le rôle des femmes et leur présence autour de Jésus, il n’eut pas le frôlement d’une pensée. La gent féminine, Samaritaine et clan des Marie-Madeleine y compris, tombait sous le sceau d’un tabou édicté par sa propre mère, laquelle l’avait fait jurer petit garçon qu’il n’aurait d’amoureuse que la Vierge Marie. Cette mère, qui ne l’avait pourtant jamais vraiment pressé contre son sein, avait réussi le tour de force de lui faire croire qu’aucune femme ne l’aimerait autant qu’elle-même (et la Vierge, évidemment), et qu’il lui faudrait toujours se méfier de toutes les autres. Elle ne lui dit jamais pourquoi et jamais son fils n’eut l’idée d’oser la questionner. Entre les frères et la sœur, les conversations étaient aussi frugales que les repas familiaux : on parlait du temps qu’il avait fait et des travaux accomplis, puis des travaux à réaliser en fonction du temps qu’il ferait. Ainsi avaient passé les douze premières années de celui que l’on appellerait un jour monsieur le curé Joly.

Le lendemain, à la messe de Sainte-Eulalie, lorsqu’il se releva de la méditation qui suivit son sermon et se rendit à l’autel pour prononcer les premières paroles de la consécration, l’écho des piécettes produisait déjà ce doux son cristallin qui précède l’arrivée de la tirelire de la quête. Le curé Joly se souvint alors de la lettre. Il marqua une pause, bras et regard levés vers le ciel. Lorsque le silence revint, il poursuivit sa déclamation. Jusqu’à ce jour, il avait toujours murmuré traditionnellement que Dieu, roi de l’univers était béni pour le pain et le vin qu’il donnait aux hommes et l’assemblée avait toujours invariablement répondu d’une voix tragique et résignée que Dieu était béni maintenant et toujours. Etait-ce le fait d’être resté cinq bonnes minutes en orant, recevant ainsi des énergies insoupçonnées, toujours est-il que ce jour-là, c’est d’une voix haute et claire que le curé Joly s’adressa au Créateur. Il se fit si enthousiaste qu’on aurait dit qu’il remerciait un ami cher d’avoir apporté un gâteau fameux et une bonne bouteille de vin en venant le visiter. Et lorsqu’après la communion il rapporta les reliefs du repas sacré dans le tabernacle, il laissa fléchir son genou gauche jusqu’à terre, se relevant avec une lenteur inhabituelle.

Au moment de lire les annonces de la semaine, il repassa l’assistance à la loupe pour tenter in vivo d’identifier sa benoîte conseillère. Mais il ne croisa que le sourire imperceptible de Madame Monod. De la silhouette grise au dernier rang à sa gauche, il ne distinguait rien de précis et il remarqua qu’une fois de plus, elle se hâtait vers la sortie à peine l’action de grâce prononcée. Sur le parvis, il salua ses paroissiens avec bonhomie et se dirigea vers la cure, content de lui et du monde entier.

C’est donc de fort méchante humeur qu’il décacheta l’enveloppe jonquille qui composait l’unique contenu de son courrier le mardi suivant. Qu’allait donc penser le facteur de ce papier à lettre de midinette qui arrivait pour la seconde fois entre ses mains, et, surtout, qu’allait-il en dire à la ronde? La lettre portait le cachet de la poste de Ginors, chef-lieu du canton. Fouillant dans ses papiers, le curé Joly constata que la première lettre portait la même estampille. Sans bien s’en rendre compte, il prit une grande respiration, décacheta le pli et lut la longue missive en quasi état d’apnée.

Cher monsieur le Curé,

Je n’ose vous remercier d’avoir tenu compte de mes remarques, car je sais que c’est uniquement pour la Gloire de Dieu que vous avez agi de la sorte. Sauf le respect que je vous dois, je me permets de partager avec vous quelques éléments de réflexion sur la lecture de dimanche dernier. Suite à votre sermon, j’ai relu cet épisode, que j’ai eu du mal à retrouver, ne me souvenant plus quel évangéliste l’avait écrit. D’une manière générale, je trouve les écrits de saint Jean très complexes. Je ne comprends pas, par exemple, pourquoi il a tant besoin de rappeler qu’il est le préféré de Jésus. Un jour peut-être pourrez-vous nous l’expliquer.

Mais revenons à la Samaritaine. L’épisode de cette rencontre et ce qui s’ensuivit est décrit sur trente-neuf versets, et ce ne sont que les quinze premiers qui ont été lus dimanche. Est-ce canonique, ou cela représente-t-il une volonté de votre part ?

Dans votre sermon, vous avez voulu nous montrer un Jésus, fourbu d’avoir marché, demandant de l’eau à une femme parce que ses disciples sont allés chercher de la nourriture en ville. Or, il se trouve qu’à aucun moment Jésus ne boit (d’ailleurs il ne dit pas « j’ai soif » mais « donne-moi à boire »), pas plus qu’il ne mange au retour des apôtres. Pardonnez-moi, mais j’ai l’impression que cette question n’était qu’un prétexte pour parler de l’essentiel, un peu comme demander l’heure à quelqu’un pour évoquer avec lui l’éternité – toutes proportions gardées.

Ensuite, ne trouvez-vous pas que toutes les femmes qui côtoient Jésus ont une attitude remarquable et que vous ne le relevez jamais ? Permettez-moi donc de parler de quelques-unes d’entre elles. Cette Samaritaine en l’occurrence, que Jésus met à l’épreuve en lui demandant de faire venir son mari, lui répond qu’elle n’en a pas, ce qui est vrai car elle en a changé cinq fois et qu’elle vit à ce jour avec un homme sans être sa femme (ce passage commence au verset quarante et n’a donc pas été lu dimanche). Cette femme est franche, n’a pas peur d’un étranger qui lui demande de l’eau alors qu’il est socialement convenu qu’ils ne devraient pas se parler. Elle le questionne intelligemment, montrant sa fidélité envers leur ancêtre commun Jacob, puis elle reconnaît en Jésus un prophète avant que celui-ci ne lui raconte ses péripéties de femme instable. Voilà beaucoup de vertus, dont la foi, pour une seule femme.

Que dire ensuite du rôle, crucial selon moi, de Marie-Madeleine, la pécheresse accueillie par le Christ ? Celui-ci n’a-t-il pas accepté d’être oint, donc véritablement consacré roi, par le parfum répandu sur ses pieds et essuyé par les cheveux de cette femme de mauvaise vie ? Si mes souvenirs sont bons, elle fut admise dans la suite de Jésus puisqu’elle l’accompagna dans sa Passion et fut jugée digne de recevoir de l’ange la bonne nouvelle de la Résurrection du Christ pour la transmettre aux disciples affligés et apeurés. Enfin, n’a-t-elle pas aussi écrit un évangile, tout récemment retrouvé ? Que dire encore de ses compagnes, Marthe et Marie, sœurs de Lazare ? Tout d’abord que Jésus se plaît à les visiter et qu’il aime parler avec elles, reprochant même à Marthe de trop se préoccuper du ménage plutôt que des paroles qui font vivre ? Je terminerai ce modeste compte rendu par la plus extraordinaire d’entre toutes, Marie, qui accepta sans condition d’accueillir en son sein le Sauveur du monde, Marie qui embrassa son destin en première et parfaite disciple du Verbe fait chair. Vous le voyez, le rôle des femmes dans l’Évangile n’est certes pas moindre.

Je vous remercie d’avoir pris la peine de me lire jusqu’au bout et vous présente, cher monsieur le curé Joly, l’expression de tout mon respect.

La paix soit avec vous.

Le curé Joly avait certes quelques défauts, mais on devra lui reconnaître une absence presque totale d’orgueil, ce qui est aussi rare que précieux. Pourtant, l’agacement qui le saisit une fois sa lecture finie prenait peut-être ses racines dans ce péché capital. Il faut aussi considérer que l’évocation de toutes ces prouesses féminines troublait la frontière nettement tracée par sa mère entre les honnêtes et les mauvaises femmes. Ce qui l’agaçait par-dessus tout restait le fait que, derrière ce plaidoyer féministe, se dessinait assurément la signature d’une descendante d’Ève qui voulait lui prouver sur les Saints Évangiles que les femmes ne sont pas toujours celles que l’on croit. N’importe quelle pécheresse moderne pourrait se draper du nom purifié de Marie-Madeleine et le défier de lui jeter la première pierre, et là, je vous le demande, où donc cela finirait-il ? Pourtant, il dut reconnaître à sa grenouille de bénitier de lui avoir fait vivre un instant béni au cours de sa dernière célébration. Il n’avait pas au préalable cherché à savoir d’où lui était venue la soudaine euphorie qui l’avait porté tout le dimanche durant. Dans l’esprit du curé Joly, ni le comment des scientifiques ni le pourquoi des théologiens n’avaient droit de cité. Il se contentait de ses nerfs sensoriels pour exister, comme si sortir de cette fonction dût constituer pour lui un danger, un ennui ou un effort. On va penser que rien ne distinguait en définitive cet homme d’un vulgaire animal, et pourtant il y avait chez lui une certaine indulgence pour ses semblables, peut-être entretenue par le fait qu’il doutait tout simplement d’être lui-même un enfant de Dieu. La paix soit avec vous, relut-il. « Si seulement ! » murmura-t-il.

A ce moment, madame Monod entra dans la pièce sans frapper, le saluant brièvement comme à son habitude. Lorsque, de façon prévisible, elle s’empara de l’espagnolette pour faire entrer un peu du souffle vivifiant de l’Esprit, le curé Joly se déplia comme un ressort, remit prestement la lettre dans son enveloppe et l’enveloppe au milieu de sa pile de courrier. « À vendredi, madame Monod » fit-il pour tout discours, et il quitta la pièce.

On le vit sortir, coiffé de son éternel béret mou et vêtu de son ample caban breton. Il marcha le long de la nationale, suivant le paresseux ruban qui épousait les courbes molles des dolines. Sa silhouette imposante s’éloignait à vive allure : jamais dans sa vie le curé Joly n’avait su se promener, c’est-à-dire prendre son temps pour regarder la nature autour de lui. Se promener voulait dire pour lui se rendre à pied d’un point A à un point B sans utiliser sa voiture ou sa bicyclette. Lorsqu’il atteignit le village de Grenèche, distant de six kilomètres, il était presque onze heures trente. Au timide soleil de la fin du mois de mars avaient succédé des giboulées, mais la marche lui avait chauffé le sang et il affronta les bourrasques du vent du nord sans broncher, se rappelant par ailleurs que lorsqu’il souffle du septentrion, le soleil brille le lendemain. Ainsi disait sa mère qui avait toujours eu raison. Chemin faisant, il avait croisé trois voitures, mais aucune qui circulât dans son sens. Il devait donc aller par ses propres moyens prendre l’apéritif « Aux onze renards », à moins qu’il ne rencontrât dans les derniers mètres une âme charitable qui l’y entraînât malgré lui. Le danger, pour un curé de campagne qui se promène seul dans sa paroisse, résidait, selon le curé Joly, non pas dans le fait d’être détourné au café mais dans celui d’être happé par l’une ou l’autre de ses vieilles paroissiennes, veuves ou demoiselles. Après lui avoir servi une tasse de camomille, voilà qu’elles lui parlaient de toutes les maladies qui peuplaient leur solitude et dont personne ne semblait se soucier. Il avait remarqué que lorsque deux ou trois d’entre elles étaient réunies, ce n’était pas le Christ qui était au milieu d’elles, mais toutes ces avanies qui portaient des noms savants et parfois pittoresques, comme cataracte ou « infractus » comme elles savaient l’estropier. Si elles écoutaient les litanies des autres vieilles, c’était uniquement pour pouvoir surenchérir avec leurs propres misères. Comme il avait surpris les jeunes mamans à faire montre du même travers lorsqu’elles évoquaient leurs héroïques accouchements, le curé Joly pensait que, décidément, sa mère ne lui avait pas menti et que, quel que soit leur âge, il faut se méfier des femmes.

Voyant les volets de la mère Destrailles fermés, le curé Joly comprit, soulagé, qu’aujourd’hui serait un jour sans pipi de sansonnet aux jérémiades. C’était ainsi qu’il avait baptisé le supplice de la tisane qui faisait de lui un martyr des temps modernes. « Elle doit être partie chez sa fille pour quelques jours » pensa-t-il. La place était déserte, habitée pourtant par un gigantesque tilleul planté par Sully lui-même. Le maire de Ginors avait fait enchaîner au tronc du colosse trois de ses propres branches, et cet arbre, noble patriarche nu et enchaîné, n’avait certes pas fière allure mais il était toujours là, invaincu bien qu’entravé comme un éléphant de cirque. Le curé Joly poussa la porte du café-restaurant-boulangerie-épicerie de ce chef-lieu de canton qui ne comptait en tout et pour tout que cent cinquante-deux âmes. L’odeur disparate et composite de cet endroit le frappa au visage. Ça sent toujours pareil ici, pensa-t-il. Mais si on lui avait demandé de décrire cette odeur, il en aurait été bien incapable, étant donné que jamais il n’avait pris la peine de s’interroger sur l’alchimie inimitable de ce qu’il fallait bien nommer « Le parfum des onze renards » : beurre fondu et jaune d’œuf, graisse animale légèrement brûlée, tomate séchée, tabac froid, houblon et café-pomme, une note d’ail et de sucre brun au final. Cette analyse, aussi personnelle que subjective, venait de sortir des lèvres d’une grande silhouette enveloppée d’un manteau de laine grise qui quittait les lieux par la porte de l’épicerie au moment où le curé Joly y pénétrait par celle du café-restaurant.

- Bonjour Antoine ! salua le curé.

- Bonjour m’sieur le curé.

- Comment va la vie à Ginors ? Madame Destrailles est chez sa fille ?

- Non, on l’a conduite à l’hôpital avant-hier. Elle est tombée de son lit et elle s’est cassé la clavicule. La pauvre, elle a passé toute la nuit et une partie de la matinée à geindre sans que personne ne l’entende. C’est madame Mourier, sa voisine d’en face qui s’est inquiétée de ne pas la voir ouvrir son volet et qui a appelé les pompiers.

Le curé Joly ne connaissait pas personnellement madame Mourier, une protestante sexagénaire plutôt réservée à qui il n’avait jamais eu l’imagination de dire plus qu’un simple bonjour au hasard de leurs fortuites rencontres.

- C’est gentil de sa part. Est-ce qu’on la mise à l’hôpital de Verscex ?

- Oui, m’sieur le curé, elle y est.

- Bon, j’y vais après-demain, je lui dirai un petit bonjour.

- Qu’est-ce que je vous offre ?

- Oh, allez, un petit blanc. Tu m’accompagnes ?

- Non, moi je fais le carême de l’alcool. Et vous, m’sieur le curé, vous faites le carême de quoi ?

- Du sucre, toute l’année à partir de maintenant. Le docteur Bertier vient de m’apprendre que je suis pré-diabétique. Bon sang, Antoine, qu’est-ce que tu ressembles à ton grand-père !

Antoine tourna la tête et vint se mettre à côté de la grande photo noir et blanc à sa gauche, qui montrait un solide gaillard brandissant dans chaque main trois renards par la queue. Il était accompagné par une sorte de géant aux cheveux clairs qui, lui, en tenait cinq de la main gauche, la droite étant occupée à tenir un fusil. Antoine prit la même pose que son grand-père et éclata de rire.

- Et à part ça, du nouveau à Ginors ? demanda le curé.

- Oui. Y’a un type qui s’est installé dans les « Hauts du Cry ». Il s’appelle Henri Le Breton.

- Il a acheté la ferme des Foissec ?

- Oui, et toutes les terres. Il veut y planter une pépinière, à ce qu’il paraît. Vous l’avez peut-être vu, il se promène toujours avec un long manteau gris.

- Un long manteau gris ? C’est un homme, tu dis ?

- Oui, vous devriez aller le voir, je crois qu’il est catholique. Il a pas l’air comme ça, mais il sait ce qu’il veut. Qu’est-ce qu’il lui a mis comme tarte au maire parce qu’il voulait faire abattre l’arbre de Sully !

Le curé Joly, troublé, se fit conter l’histoire, non sans faire signe au préalable à Antoine de lui servir un deuxième blanc.

Des ouvriers commençaient à arriver pour manger leur plat du jour et le curé Joly se décida à partir, non sans avoir insisté pour payer son deuxième canon.

Il retraversa la place, prenant la peine cette fois-ci de regarder vraiment le fameux tilleul, et sortit du village en direction des « Hauts du Cry ». On l’aura compris, il voulait rencontrer ce Henri Le Breton pour déterminer si, oui ou non, celui-ci était l’auteur des lettres jaunes. Lorsqu’il arriva en vue de la ferme, le soleil brillait à nouveau. Empruntant la longue allée de cèdres qui menait à la maison, il aperçut de loin devant la maison une forme assise qui semblait profiter de l’éclaircie. Le Curé Joly s’approchait et la créature ne se levait pas pour venir à sa rencontre. C’était un peu déstabilisant. Peut-être était-ce l’heure de la sieste. Il s’approcha encore, et encore. Il y avait, sur une petite table de bois, une carafe d’eau, un verre et une assiette, une miche de pain bis entamée, une boîte de sardines vide, un petit bol rempli de noyaux d’olives. Le curé Joly toussa.

- Une minute, je termine mon exercice.

Le Curé Joly n’osa pas dire un seul mot. Il put à loisir, mais à la dérobée tout de même, observer cette personne qui portait le fameux manteau de laine anthracite. Elle avait la chevelure châtain clair légèrement bouclée, des traits purs et délicats, un menton rasé de près et le curé Joly comprit pourquoi il s’était mépris sur son sexe. Pas de doute, c’était bien lui qu’il avait vu à l’église de Sainte-Eulalie-des-Bois, La grenouille serait donc un crapaud ? Le jeune homme ouvrit les yeux en clignant des paupières.

- Bonjour, monsieur le curé.

- Bonjour, monsieur Le Breton.

- Vous connaissez mon nom ?

- C’est Antoine Desbois du café des « Onze renards » qui m’a parlé de vous. Je faisais ma visite de paroisse et je me suis dit que j’allais vous dire un petit bonjour.

- Sympa.

- Quels étaient ces exercices que vous faisiez tout à l’heure ?

- Oh, des exercices pour mes yeux. Il s’agit de regarder le soleil et ensuite de fermer les paupières et de visualiser toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, l’une après l’autre.

- Et cela améliore votre vue ?

- Entre autres choses, oui. Vous voulez une tisane ou un verre d’eau ?

« Décidément, si les hommes se mettent aussi à boire du pipi de sansonnet, où allons-nous ? ronchonna intérieurement notre homme. »

- Non merci, je n’ai pas soif. Ça fait longtemps que vous êtes installé dans le pays ?

- Un peu plus de six mois.

- Vous avez donc acheté le domaine des Foissec ?

- Oui, et j’ai commencé à installer mes pépinières.

- Il faut être courageux, par les temps qui courent.

- C’est vrai, mais je préfère être courageux ici plutôt qu’à Lyon.

- Vous êtes lyonnais ?

- Oui.

- Si je ne me trompe pas, c’est bien vous qui venez à la messe à Sainte-Eulalie-des-Bois ?

- Ça m’arrive.

- Vous ne préférez pas aller à la messe à Ginors ?

- J’y suis allé la première fois, et j’ai dû supporter le maire qui occupait une fois de plus le terrain en faisant chanter les fidèles avec son micro. Alors, j’ai poussé jusqu’à Sainte-Eulalie-des-Bois. En plus, l’église de Ginors est tellurique parce qu’elle a été entièrement cimentée tandis que celle de Sainte-Eulalie-des-Bois, faute de moyens financiers sans doute, n’a pas encore été massacrée. On y respire encore.

A ce stade de la conversation, le curé Joly ne savait plus sur quel pied danser, car il avait compris qu’il avait affaire à un puriste qui ne mâchait pas ses mots, ça, Antoine le lui avait bien dit, mais le puriste en question avait apparemment des avis tranchés sur tout et il ne lui paraissait pas du tout impossible que les lettres fussent de sa main. Il tenta le tout pour le tout.

- Qu’en est-il de votre foi, monsieur Le Breton ? Je vous demande cela car j’ai remarqué que vous ne communiiez pas.

- Je ne suis pas baptisé, j’ai été toute ma vie un athée. Ce n’est que depuis que je suis entré dans votre église que je vais à la messe régulièrement.

- Dieu fait des miracles.

- Non, je crois que c’est vous.

- J’en doute…

- C’est précisément pour cela que je viens.

- Pardon ?

- Peut-être que vous m’avez touché parce que j’ai vu en vous un être humain qui doute, tout simplement. Voilà, je ne peux pas en dire plus.

- Mais vous ne connaissez rien au déroulement de la messe, ni à la théologie ? insista le curé.

- Non, mais chaque dimanche j’en apprends un peu plus.

- Lisez-vous la Bible, monsieur Le Breton ?

- Et vous ? Non, je rigole. Eh bien, non, je ne lis pas la Bible et ce n’est pas la peine de m’en offrir une. J’en achèterai une peut-être un jour, si j’en éprouve le besoin. Pour le moment je repense parfois à ce qui se dit dans votre église, et ça me suffit. Excusez-moi, mais il va falloir que j’aille à Grenèche pour chercher des plants de bouleaux. Voulez-vous que je vous ramène chez vous ? c’est sur mon chemin.

Le curé Joly accepta. Durant le trajet, ils ne se dirent pas grand-chose, même pas les banalités d’usage, et pour cause : Henri Le Breton n’avait pas l’habitude de parler pour ne rien dire, et le curé Joly ne disait pas grand chose même quand il parlait. Lorsqu’il vit s’éloigner la camionnette du pépiniériste, notre homme se sentit soulagé, mais en même temps accablé de solitude. Il avait dans sa main la carte de visite que Le Breton lui avait remise avant de redémarrer et il la mit dans sa poche d’un air songeur. Pour un peu, il aurait presque oublié qu’il mourait de faim, car depuis son petit déjeuner il n’avait que les deux canons de blanc d’Antoine dans l’estomac. En faisant réchauffer une boîte de petit salé au lentilles, il alluma une cigarette et il lui sembla qu’il allait un peu mieux. Il était embarrassé, parce qu’il avait l’impression d’avoir reçu un compliment à double tranchant du genre de celui que lui avait fait Mademoiselle Després à la sortie du bus de Lisieux. « Qu’est-ce qu’elle avait dit déjà, ah oui, d’une beauté inexprimable, ce pèlerinage ». Henri Le Breton ne lui avait-il pas dit qu’il venait à la messe parce que lui, curé indigne, y officiait ? Le curé Joly avait mis le contenu de la grande boîte de conserve dans une minuscule casserole dont le manche en plastique était en train de fondre sous les pleins feux de la gazinière, dégageant des vapeurs toxiques. Plongé dans la perplexité, il mit un certain temps à s’apercevoir de la catastrophe qui se déroulait. En toute hâte, il éteignit le feu, trouva un torchon avec lequel il saisit le manche de la casserole et versa d’un seul coup la totalité des lentilles-saucisses dans une assiette à soupe qu’il tira in extremis de son armoire, et qui déborda sur l’émail blanc de la gazinière. Vaincu par l’acharnement du destin et par sa propre médiocrité, il s’assit pour digérer son dépit à défaut de son plat de lentilles, et attendit que tout cela refroidisse. Il avala une première bouchée mais le cœur n’y était plus. Alors il se dirigea vers son téléphone pour appeler le père André, qui résidait à la cure de l’église de Valère, prestigieuse et médiévale possession du chapitre des chanoines de Bergueuil indépendante par ailleurs de l’évêché du Noirmont auquel il était lui-même rattaché. De temps à autre, il se rendait sur l’éperon rocheux sur lequel s’accrochait l’église pour s’entretenir avec ce saint homme et s’y confesser. C’est ce qu’il fit en fin d’après-midi, confiant à son guide spirituel que chaque jour qui passait confirmait le sentiment qu’il avait d’être indigne de son sacerdoce. Lorsque le père André fut assuré de l’absence de fantôme féminin derrière l’épaule de son coreligionnaire et qu’il eut compris que c’était bien d’indignité que le curé Joly s’accusait, il le bénit et l’absout, la larme à l’œil, car jamais il n’avait rencontré autant d’humilité parmi les serviteurs du Tout-Puissant. Un étudiant en psychiatrie aurait diagnostiqué une dépression nerveuse et lui aurait proposé un anxiolytique, sans pour autant d’ailleurs solutionner le problème. Il ne resta au curé Joly qu’à noyer son malaise dans le Porto puisque l’émotion du père André n’avait contribué en rien à le soulager de son fardeau.

Heureusement pour lui, le lendemain, mercredi, eut lieu l’entraînement des juniors de l’aumônerie. Après deux semaines d’interruption tout le monde se retrouva sur le gazon avec un enthousiasme renouvelé. Le curé Joly fit quelques tours de terrain au trot pour motiver ses jeunes, alla même jusqu’à sauter à la corde pendant une petite minute, et surprit tout le monde en jurant par trois fois.

Au quatrième dimanche de carême cette année-là, le calendrier liturgique avait inscrit Mathieu IX, la guérison de l’aveugle-né. Contrairement à son habitude, le curé Joly relut plusieurs fois les paroles de l’évangile avant d’y trouver quelque chose à dire. Tournant et retournant ses débuts de phrases, il finit par abandonner, comptant sur une inspiration subite au moment du sermon, comme il l’avait si souvent fait. Un coup de téléphone de son frère acheva de dissiper son malaise. Il accepta son invitation à partager le repas de Pâques dans la maison familiale à trente kilomètres à condition qu’on ne l’attende pas pour commencer à manger. Son frère lui demanda par la même occasion de baptiser un mois plus tard sa sixième petite-fille dont il ne se rappelait d’ailleurs pas du prénom. « Ne te plains pas la bouche pleine » lui reprocha sèchement le curé Joly alors que l’heureux grand-père maudissait ses trois fils dont pas un n’avait eu assez de couilles pour lui donner un seul mâle.

Le lendemain, jeudi, le curé Joly rendit visite à Madame Destrailles qui languissait à l’hôpital de Verscex. Elle lui raconta son accident par le menu, se plaignit de la nourriture insipide qu’on lui servait et de ses voisines qui avaient toutes perdu la tête, puis du fait qu’à 18h30 tous les vieux étaient parqués dans leur lit avec un somnifère jusqu’au lendemain matin 6h30, heure à laquelle la garde entrait en trombe dans la chambre pour distribuer les thermomètres. Madame Destrailles avait des insomnies et les somnifères n’y faisaient rien. Seule la télévision pouvait la guérir de ses angoisses et lui permettre de fermer l’œil au petit jour mais, dans sa chambre, aucun poste n’avait été installé. Par bonheur, sa fille avait promis de la prendre chez elle pour Pâques. Pourtant madame Destrailles ne savait si elle devait se réjouir à l’idée de passer deux jours à proximité du méchant homme qu’était son gendre, cet affreux garçon qui rendait sa chère fille si malheureuse. La tête du curé Joly était traversée de nappes de brouillard épais, mais il conserva une sorte de sourire et attendit même que madame Destrailles reprenne son souffle avant de se lever et de prendre gentiment congé. En sortant de la chambre, il pria Dieu d’accorder à son serviteur Joly une fin brutale et prochaine afin que lui soient épargnés les tourments de la vieillesse à l’hôpital. Il allait sortir lorsqu’il se ravisa et retourna à l’accueil pour demander à l’hôtesse de faire installer une télévision à ses frais au numéro 312.

Cinquième dimanche de Carême, Jean XI, la résurrection de Lazare. Prenant sa bible, le curé Joly lut à voix basse. « Il y avait un malade, Lazare, de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. Marie était celle qui oignit le Seigneur de parfum et lui essuya les pieds avec ses cheveux ; c’était son frère Lazare qui était malade. » Sa lecture finie, il posa la bible à sa gauche. « Cette fois-ci, ça y est, je vais pouvoir faire plaisir à ma grenouille » pensa-t-il. Il rechercha la dernière lettre jaune, prit un bic et une feuille de papier et commença la rédaction de son sermon.

Durant la nuit du dimanche au lundi, le curé Joly fut pris d’une violente grippe intestinale qui l’empêcha de relever son courrier. Ce fut Madame Monod qui le lui apporta le mardi matin. Elle lui reprocha de ne pas l’avoir appelée au secours et s’empressa de descendre à la cuisine pour lui préparer un bouillon de poule, du riz et des carottes vapeur, non sans avoir au préalable ouvert les fenêtres de la chambre pour en chasser les miasmes. Quand il tomba sur la nouvelle enveloppe jaune, il fut pris de vertige. Il la cacha sous son oreiller et attendit le retour de sa bonne, ce qui fut long car elle avait pris la liberté de téléphoner au docteur Bertier qui promit de passer en fin de journée. Le curé Joly grelottait sous son édredon quand arriva le bol fumant. Lorsque Madame Monod voulut refaire son lit, il lui opposa un refus si net qu’elle n’osa le contrer. Elle referma vivement les fenêtres et se retira en se disant que, curés ou pas, tous les hommes sont des mufles lorsqu’ils se croient malades.

Il déshabilla « la vie catholique » de son enveloppe cellophane et la déplia afin qu’elle serve de lutrin à la lettre jaune : si Madame Monod entrait en trombe sans frapper, comme à son habitude, elle n’y verrait que du feu. Quant à lui, même sans binocles il distinguait une armée de pattes de mouches qui se débattaient dans tous les sens pour échapper à un déluge de coups de sabre. Farfouillant dans sa table de nuit, il mit la main sur sa paire de lunettes de secours.

Monsieur le curé,

Merci d’avoir saisi l’occasion de la résurrection du pauvre Lazare pour évoquer brièvement le rôle de Marthe et Marie. Pourtant, votre sermon, comme de coutume, n’aura été qu’un simple résumé de la lecture de l’évangile et celui de la résurrection de Lazare a été si lapidaire qu’il m’est apparu que les larmes versées par le Fils de l’Homme vous indiffèrent totalement ou, tout au moins, n’éveillent rien de particulier en vous. Comment cela est-il possible ?

Vous n’avez pas relevé le fait, marquant selon moi, de cet épisode, à savoir les larmes de Jésus et le fait qu’à deux reprises, il est dit qu’Il se trouble. Le Fils de l’Homme qui se trouble en voyant pleurer son amie Marie et tous les amis de Lazare, puis qui verse des larmes, le Fils de l’Homme qui se trouble encore parce que certains s’étonnent de ce qu’Il ait laissé mourir Son ami Lazare, n’est-ce pas extraordinaire et à première vue incompréhensible ? Ressentez-vous l’amour infini du Créateur qui a tant aimé Sa créature qu’Il l’a laissée libre de vivre éternellement ou de goûter à la connaissance du bien et du mal en payant le tribut de la mort ? Ressentez-vous Son désarroi d’assister, impuissant par amour total, à l’auto-destruction qu’est chaque mort alors qu’Il avait conçu à l’origine pour l’homme une vie pleine et semblable à la Sienne ? Ressentez-vous l’immensité de Son sacrifice, Lui qui a choisi de devenir l’un d’entre nous, humble parmi les humbles, pour expérimenter dans Sa chair d’homme ce qu’est la mort ? Ressentez-vous l’immensité de Son triomphe, Lui qui par Sa résurrection nous montre le chemin d’une nouvelle vie ? Par Ses larmes, le Christ témoigne de Son empathie, de Son amour inconditionnel pour le genre humain. Le miracle est un des dons de Dieu, la vie éternelle en est un autre ; nous sommes appelés à être des Christ, à accomplir des miracles et à vivre éternellement. Le Christ est mort pour cela. Ressentez-vous la joie indicible de cette BonneNnouvelle ?

Que Dieu nous garde dans Sa paix et dans Son amour.

Le curé Joly se leva brusquement de son lit, courut aux toilettes. Lorsqu’il revint, soulagé, il relut la lettre encore et encore, et finalement, en prononça le contenu à haute voix. Toutes ces majuscules, toutes ces majuscules… Peu avant la fin, il sentit comme une fissure au niveau de son sternum. Il se mit à gémir doucement, puis de plus en plus fort. Madame Monod, alertée par ce raffut, surgit dans la chambre. Croyant que notre homme étouffait, elle ouvrit la fenêtre du balcon. Alors, le curé se leva, se dirigea en chancelant vers son balcon et, accoudé à la rambarde, se mit à pleurer. Madame Monod le laissa seul, remit sans y jeter un œil les feuillets jaunes dans « La vie catholique » qu’elle posa sur le bureau, et sortit. Il resta très longtemps dans la même posture. Puis, lorsqu’il se fut calmé, il entendit chanter un merle et ce chant portait en lui une telle allégresse que le curé Joly y reconnut une consolation divine. Ce cadeau le toucha plus qu’on ne saurait le dire. Pour la première fois depuis bien longtemps il se sentit moins seul. Pendant toute l’après-midi, il se demanda pourquoi Jésus avait pleuré et pourquoi lui aussi avait versé toutes ces larmes. Il relut même le passage, relevant effectivement que le Christ s’était troublé à deux reprises. Et si le Fils de l’Homme s’était mis à pleurer après cela, comment lui, pauvre curé Joly, pouvait-il supporter le poids de sa propre existence ? La missive de sa grenouille était excellente pour ses paroissiens, mais elle n’avait pas réussi à le consoler lui-même. À la fin de la journée, il n’avait toujours pas progressé dans sa compréhension de ces larmes singulières et le docteur Bertier le trouva songeur mais bien mieux portant que ne l’avait laissé prévoir Madame Monod.

En début de soirée, la solitude pesait de tout son poids sur son existence. Il eut soudain l’idée d’inviter Henri Le Breton à passer la soirée avec lui. Il se sentait encore trop faible pour faire la route jusqu’à Ginors mais ne pouvait envisager de rester seul.

- Bonsoir monsieur Le Breton, ici le curé Joly.

- Bonsoir, quelle surprise !

- Voilà, c’est un peu brutal, mais je me demandais si vous accepteriez de venir dîner dans une heure à la cure.

- J’ai déjà mangé, mais je veux bien passer la soirée avec vous.

- Parfait. Eh bien, à tout à l’heure, donc.

- A tout à l’heure.

Le curé Joly n’avait pas la moindre idée de la manière dont il allait alimenter la conversation du soir et, pris d’une soudaine panique, s’accorda deux fois trois doigts de Porto. Il prévoyait que le jeune homme désirerait boire de la tisane et de l’eau, et pour se préparer au supplice qu’il allait s’infliger dans sa propre demeure, il avait décidé de se prémunir contre cette adversité par un solide apéritif. C’est donc légèrement gris qu’il ouvrit la porte à son hôte. Rappelons qu’il avait dans l’estomac le souvenir d’un bouillon de poule en cube, d’un chapelet de lamelles de carottes vapeur et d’un demi-bol de riz blanc qu’il avait avalés pour tout déjeûner. De dîner, point. Ses boîtes de conserve ne lui inspiraient que dégoût, comment en effet aurait-il pu ingurgiter le moindre cassoulet au confit d’oie ou la plus petite sardine à l’huile de tournesol ? Henri Le Breton apparut, jovial mais réservé, porteur contre toute attente d’une bouteille de vin rouge qu’il offrit, précisant qu’elle provenait de la vigne de son frère installé sur les coteaux de Vézelay. Aubaine extraordinaire, on commença donc la soirée en parlant œnologie et le jeune homme surprit le curé par la diversité de son savoir. Puis Henri Le Breton dégaina et demanda

- Alors, pourquoi m’avez-vous fait venir ?

Le curé Joly n’avait pas senti le vent tourner et il n’eut pas le temps de se dégriser en cachant le véritable motif de son appel.

- Voilà, c’est un peu délicat. Il se trouve que je reçois des lettres anonymes.

- Des lettres d’amour ?

- Mais non, voyons !

- Des lettres de menace ?

- Non, non, des lettres théologiques.

- Des lettres théologiques. Mais ça ressemble à quoi, une lettre théologique anonyme ?

- Eh bien, disons qu’elles sont écrites par une personne qui va à la messe tous les dimanches et qui me fait son rapport la semaine suivante sur ce que j’ai fait ou pas fait, dit ou pas dit.

- Et vous n’avez pas la moindre idée de qui écrit ces lettres ?

- Aucune.

- Est-ce que cela pourrait être une farce ?

- J’en doute. À vrai dire je me suis même demandé si ce n’était pas vous l’auteur anonyme, c’est la raison pour laquelle je suis monté vous voir l’autre jour. Vous étiez nouveau venu et votre arrivée coïncidait plus ou moins avec le début de cette histoire. Pourtant, ce n’est évidemment pas vous, et dès le départ j’avais la conviction qu’il s’agissait d’une femme, une sorte de grenouille de bénitier qui aurait rêvé d’être prêtre et qui se désole que je sois un si piètre serviteur de Dieu.

- Est-ce que je peux les lire, ces lettres ?

- Si vous y tenez. Je vais aller les chercher, elles sont dans mon bureau.

Quelques minutes plus tard, le curé revint avec les trois enveloppes jaunes.

- C’est un peu criard, comme anonymat, vous ne trouvez pas ? dit en riant Henri Le Breton.

- Sûr que le facteur a dû jaser dans tout le pays. Vous n’imaginez pas tout ce que tout le monde sait de vous à la campagne.

- Si, mais je m’en moque complètement.

- Vous avez raison. Tenez, les voilà, dans l’ordre.

À la lecture de la première missive, Le Breton rit beaucoup, ce qui froissa le curé avant de le faire à son tour éclater de rire. Il lut ensuite les deux « sermons » sans faire ni pause ni commentaire. Pendant ce temps, le curé Joly arpentait le salon comme un lion en cage, n’osant pas interrompre le lecteur.

- Engagez-la ! dit Le Breton lorsqu’il eut terminé.

- Qu’est-ce que vous dites ?

- Je dis engagez-la, cette négresse. Elle vous pond de très beaux sermons.

- Mais qu’est-ce que vous me chantez là ?

- Écoutez. Lorsque, dans mes pépinières, j’ai besoin d’un coup de main pour une greffe délicate, je m’adresse à un professionnel. Je le regarde faire et j’apprends. Elle a raison, cette femme, si c’en est une, quand je lis ses sermons je me rends compte qu’ils sont bien plus intéressants que les vôtres. Ça vous ennuie de les écrire, vos sermons, vous n’osez pas vous lancer à l’eau et elle, elle y va carrément.

- Normal, c’est une grenouille de bénitier.

- Là, vous exagérez, c’est vous le prêtre, pas moi, je vais bientôt me retrouver à vous confesser.

- Justement, tout est là, je vous confesse, monsieur Le Breton, que j’ai le sentiment de ne pas être à ma place ni dans ma paroisse, ni dans ma cure. Je vivais en position « pilote automatique » depuis toujours, sans me poser trop de questions pensant qu’à la campagne les gens n’attendent pas de leur curé de leçons compliquées de théologie.

- Ce que j’ai lu ne m’a pas semblé compliqué. Au contraire.

- Vous avez raison. Mais ce que je m’efforce de vous dire, c’est que même si quelqu’un écrivait mes sermons, ça ne changerait rien à l’affaire. Je ne suis pas digne d’être curé.

- Dans ce cas, ou vous devenez digne, ou alors vous changez de vie.

- Avec vous tout a l’air facile monsieur Le Breton.

- Appelez-moi donc Henri. Oui, en effet, je pense que tout peut être facile, à condition qu’on le décide. C’est exactement ce qu’a écrit la grenouille : Jésus a montré en devenant un homme, en mourant et en ressuscitant, que tout est possible pour tous.

- Là, vous faites de la démagogie, Henri.

- Et vous, pour un curé, vous manquez singulièrement de foi, monsieur Joly.

- Appelez-moi Armand. Il reste du vin ?

- Un fond.

- Oui, peut-être que vous avez raison, reprit le curé Joly, je me demande si je suis un homme de foi.

- Qu’allez-vous faire dans l’immédiat ?

- Essayer de trouver qui écrit ces lettres.

- Et lorsque vous le saurez, qu’est-ce que cela changera ?

- Je veux au moins que ce harcèlement s’arrête. Chaque fois que j’officie, je me sens sur des charbons ardents, et je ne vous parle pas de l’état dans lequel je suis quand je prépare mes sermons.

- Et si vous essayiez d’en rire, Armand ?

- Il n’y a peut-être plus que cela à faire en attendant un miracle, Henri.

- Bon, eh bien, tenez-moi au courant. Je vais rentrer maintenant, je dois me lever très tôt demain pour commencer un chantier chez un client.

- Merci d’être venu. Bonne nuit.

- A bientôt.

En soixante ans d’existence, jamais Armand Joly n’avait tant parlé de lui-même. C’est donc un peu penaud et honteux de s’être ainsi livré à un presque inconnu qu’il se mit au lit.

Le lendemain, mercredi, le curé Joly se sentit un appétit d’ogre dès son réveil. Sa maladie était oubliée, oubliée aussi son anxiété de la veille. Il se rendit à pied à la boulangerie du village et faillit acheter deux croissants. Il se ravisa in extremis, songeant qu’en période de carême il serait fort mal venu que ses paroissiens le vissent s’adonner à telle débauche. Devant lui, mademoiselle Després demanda un pain de seigle à la nièce de la boulangère qui remplaçait sa tante pour la journée. « Sauf le respect que je vous dois, jeune fille, ceci n’est pas un pain de seigle mais un pain bis. » La voix était douce bien que très légèrement ironique, et le rouge monta aux joues de la jeune fille en même temps qu’il envahissait la racine des cheveux du curé Joly. Mademoiselle Després ! « Sauf le respect que je vous dois ! » C’était elle, la grenouille ! Celle-ci salua courtoisement la face écarlate de notre ami qui ne put balbutier qu’un incompréhensible bonjour. La porte de la boulangerie refermée, le curé Joly s’approcha du comptoir et dit : « heu, deux croissants, s’il vous plaît mademoiselle ».

De retour chez lui, il petit-déjeuna royalement, partageant la félicité d’un Hercule Poirot qui, sa dernière goutte de café avalée, franchira la porte qui le sépare de tous les suspects réunis et confondra avec maestria le coupable parmi eux. Il prit un stylo et une feuille près du téléphone, revint à la cuisine, alluma une cigarette et griffonna :

Chère Mademoiselle Després,

vous êtes une femme extraordinaire, vous avez changé ma vie.

Merci ! Armand Joly, curé

Le lendemain, jeudi, il découvrit dans sa boîte aux lettres une enveloppe immaculée non timbrée qui contenait une carte en diptyque montrant dans sa partie gauche une photo de sainte Thérèse de Lisieux. Sur le volet droit on lisait :

Cher monsieur le Curé Joly,

Vous aussi êtes un être extraordinaire, et puisque le premier vous vous êtes déclaré, sachez que vous pouvez également changer ma vie. J’ai besoin d’en parler avec vous. Sans nouvelles de votre part, je me présenterai chez vous tout à l’heure, à 16h00.

Bien à vous,

Geneviève Després.

L’écriture, pleine et régulière, était diamétralement opposée aux pattes de mouches et coups de sabre. « Merde, merde, merde » murmura le curé Joly. Il regarda sa montre : quinze heures passées, quel imbécile de paresseux il avait été de ne pas avoir relevé son courrier ce matin ! A cet instant précis, le téléphone sonna.

- Allô, Curé Joly ? Bonjour. Nestor Adam, votre évêque. Comment allez-vous mon cher ? Je vous appelle pour vous dire que Valérien Montfort, un jeune vicaire de la paroisse de Riancourt, vient de se mettre en route pour Sainte-Eulalie-des-Bois. Je pense qu’il arrivera chez vous en fin d’après-midi. Vous passerez la semaine sainte ensemble et concélébrerez Pâques. Ensuite, son ministère le conduira en Martinique. Que Dieu vous garde, mon fils. Merci. Au revoir et très Saintes Pâques.

Le curé Joly sentit le sol s’ouvrir sous ses pieds. Les mains tremblantes, il farfouilla sa pile de « Vie catholique » pour y retrouver les lettres jaunes afin de comparer les écritures, dans un dernier espoir insensé. Il n’avait même pas besoin de ses lunettes pour se rendre compte qu’il s’était fatalement trompé, faisant de mademoiselle Després et de la grenouille la même personne, si tant est que cela fût possible. Que son flair de détective l’eût trahi, passe encore, mais qu’il doive essuyer cette déclaration d’amour qu’il avait soit-disant provoquée ! Par bonheur, madame Monod n’était pas de service, sans quoi, la gabegie eût été totale. Et ce vicaire qui allait lui tomber du ciel ! Vite, il fallait rappeler cette brebis égarée. Mais comment lui expliquer son message à lui ? Il essaya de se rappeler exactement le déroulement de leur rencontre à la boulangerie pour trouver une histoire plausible. Comme de coutume, il manquait d’idées, et, à force de se torturer les méninges, finit par se rassurer en se disant : « je vais lui dire que je l’ai trouvée admirable de gentillesse à l’égard de la nièce de la boulangère et que ce fut une révélation pour moi, qui me trouve si souvent bourru avec mon prochain. » Il ne put imaginer mieux et mit cinq bonnes minutes à trouver le numéro de téléphone de Geneviève Després à Sainte-Eulalie, cherchant sous G et non sous D. Il s’assit, le combiné crispé dans sa main droite, et sa main gauche enserrant ses tempes pour contenir sa migraine. Une seule tonalité suffit et une voix fraîche se fit entendre.

- Bonjour ! Vous êtes bien chez Geneviève Després. Je suis absente mais vous remercie de m’avoir appelée et de laisser votre message après le signal sonore. Je me ferai un plaisir de vous rappeler dès mon retour ! Au revoir !

« Bon, je rappellerai », se dit le curé Joly. « Pourvu qu’elle ne soit pas encore partie !». Il occupa sa main d’une cigarette qu’il accompagna d’un verre de Porto.

A chaque mégot éteint, il refaisait une tentative, et dès qu’il entendait le déclic du répondeur de Mademoiselle Després, il remplissait à nouveau son verre.

Un quart d’heure plus tard, un petit coup discret frappé à sa porte le fit sursauter violemment. Comme un somnambule, il traversa le couloir et ouvrit la porte.

Mademoiselle Després, la mine pétrie d’un sourire profondément radieux se tenait là, devant lui, désarmante d’innocence et de timidité, et pourtant pleine d’une assurance qui la dépassait. Elle avait longuement prié avant de se rendre à la cure afin que l’Eternel lui pardonne de lui ravir un tel serviteur et qu’Il lui permette de le chérir en paix. Son amour pour le curé Joly avait cru comme un bonzaï qu’elle avait tordu et amputé avec patience et abnégation pour lui donner une forme acceptable. Quelques mots avaient suffit pour donner à ce minable avorton des allures de chêne vert. Lorsqu’elle aperçut l’objet de toute sa ferveur la mine décomposée, elle se dit qu’il vivait lui aussi des instants tourmentés, ce en quoi on ne pouvaitt lui donner tort.

- Bonjour, ou bonsoir peut-être. Voilà quelques petits gâteaux que j’ai faits pour vous.

Elle lui tendit une boîte en fer dorée sur laquelle un angelot baroque mettait son index devant sa bouche comme pour souffler un petit « chut » légèrement espiègle.

- Entrez, Mademoiselle Després, vous voudrez peut-être prendre un thé. Le salon est sur votre droite, je vous rejoins dans un instant.

Pendant que l’eau chauffait dans la bouilloire, le curé Joly farfouillait dans ses placards afin de mettre la main sur quelque chose qui ressemblât à de la tisane ou à du thé. Tout ce Porto lui avait encore un peu plus brouillé l’esprit et il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait dégonfler la baudruche de cette grosse farce qu’il avait fabriquée malgré lui. Il mit la main sur un sachet de thé noir, trouva un vieux pot et deux tasses, du sucre et du lait, mit le tout sur un plateau en aluminium, ajouta la boîte à l’angelot, puis passa au salon.

Mademoiselle Després se tenait debout au milieu de la pièce abominablement enfumée, ne sachant pas vraiment où regarder car elle ne pouvait ignorer le cendrier plein près du téléphone et la bouteille de Porto bien entamée accompagnée d’un verre à moitié plein, posés sur le guéridon tout proche. Elle se conforta dans l’idée que le curé Joly était aussi bouleversé qu’elle et décida de le laisser à nouveau faire le premier pas.

- Hmm, voilà. Vous voulez du sucre, du lait ? Ah, et vous voulez peut-être vous asseoir.

Il avança un tabouret près de la petite table basse et prit lui-même la chaise qui se trouvait près du téléphone. C’était incongru, car un grand canapé leur tendait les bras, mais il ne pouvait imaginer s’asseoir près d’elle dans ce canapé fatigué au centre duquel ils se seraient fatalement retrouvés. Il aurait certes dû proposer à Mademoiselle Després une place sur ledit canapé et s’installer sur le tabouret ou la chaise, mais confessons que le curé, qui n’avait jamais été d’une galanterie exemplaire, faute de pratique, l’était encore moins en cette occasion.

- Je prends mon thé nature, je vous remercie, répondit doucement la demoiselle.

- Voilà, Mademoiselle Després, c’est un peu délicat.

- Je le concède, mais vous savez comme moi que nous ne sommes pas les premiers.

- Voyons, heu, voilà : il m’a semblé, enfin, j’ai le sentiment que c’est un peu embrouillé, enfin, je n’ai pas été très clair.

- Au contraire. Il y a longtemps que j’espérais ce signe de votre part.

- Pas si vite, je vais résumer la situation.

Mademoiselle Després se fit soudain muette comme une carpe, à l’image d’un bon confesseur qui attend, stoïque, que son paroissien avoue un atroce péché. Ce silence attentif embrouilla un peu plus les idées du curé qui avait pourtant préparé sa tirade entre les coups de téléphone répétés, les bouffées de cigarettes et les rasades de Porto. Il reprit pourtant.

- Voilà, eh bien, voilà, il se trouve que, vous vous souvenez, à la boulangerie, il y a quelques jours, vous avez repris la nièce de la boulangère parce qu’elle avait pris du pain de seigle pour du pain bis.

- Non, précisément, c’était le contraire, du pain bis pour du pain de seigle.

- Oui, c’est cela, vous avez certainement raison, bref, j’ai trouvé qu’en cette occasion, vous avez été extrêmement aimable et je me suis dit que mes paroissiens avaient décidément beaucoup de choses à m’apprendre, vous voyez. Moi, je suis un homme bourru, je manque souvent de finesse, et de vous entendre si gentiment reprendre cette jeune fille, j’ai trouvé cela extrêmement chrétien. Et donc, voilà, c’est pour vous expliquer cela et uniquement pour cela que je vous ai envoyé ce mot. Effectivement, comme je l’ai écrit, votre gentillesse a changé ma vie, Mademoiselle Després. Heu, est-ce que vous aimez le Porto, parce que moi… il se trouve que moi je n’aime pas le thé.

- Je veux bien en goûter, merci, mais un tout petit peu parce que je ne bois jamais d’alcool.

On distinguait sur la tempe gauche de la demoiselle une veine qui battait la chamade.

Le curé Joly se leva, attrapa la bouteille et son verre, servit une grosse rasade dans sa tasse vide qu’il tendit à Mademoiselle Després et, levant bien haut son propre verre proclama :

- A votre bonne santé, Mademoiselles Després !

Elle y trempa les lèvres timidement, puis vida sa tasse lentement mais d’un seul trait et la reposa sur le plateau d’aluminium. Ses joues reprirent un peu de vie. Elle tourna la tête vers la droite et ses yeux se posèrent sur le grand calendrier accroché au mur près du téléphone.

- Essayez-vous de m’expliquer que je me suis méprise ?

- Voilà, je… enfin, oui.

- Ce vin est délicieux, j’en reprendrais bien un peu si je n’avais pas peur que vous ne m’accusiez d’ivrognerie.

- Pensez-vous !

Elle vida sa tasse brusquement.

- Voulez-vous un petit gâteau, monsieur le curé ?

- Pourquoi pas ?

Mademoiselle Després saisit la boîte à l’angelot complice, l’ouvrit et prit un petit dauphin enrobé de sucre glace qu’elle tendit au curé en murmurant :

- Poisson d’avril !

Elle prit à son tour un petit cœur en chocolat et le mordit lentement.

Ils se regardèrent manger leur petit gâteau, les yeux exorbités. Puis Madame Després reprit la boîte à l’angelot et la referma sur ses genoux serrés.

A ce moment-là, Le curé Joly perçut au loin le tintement impérieux de la cloche du jardin. Valérien Montfort ! Le diable aux trousses, il dévala les marches, traversa la cour au pas de course et, hors d’haleine, ouvrit la petite porte latérale de la palissade. Debout devant lui, à contre-jour, se tenait une sorte de grand séraphin à six ailes, les yeux brûlants d’amour qui le salua avec une telle chaleur que la tête lui tourna et qu’il s’abandonna dans ses bras, les yeux clos. Puis tout se brouilla.

Lorsque le curé Joly se réveilla, il se retrouva dans un endroit qui lui sembla douloureusement familier. Que faisait-il à l’hôpital de Verscex alors qu’il se sentait épuisé mais pas du tout malade ? Il était seul dans sa chambre, qui ressemblait non pas à la boutique d’une fleuriste mais à l’autel de Sainte-Eulalie-des-Bois surchargé des prémisses fleuries des jardins de ses paroissiennes à la veille de Pâques. Le curé Joly fut touché de tous ces témoignages d’amitié bien qu’il n’aimât pas l’odeur des fleurs coupées qui lui semblait mortifère. Quel jour était-ce ? Il n’en n’avait pas la plus petite idée. À sa gauche, une table de nuit en plastique blanc contenait une pile d’enveloppes. Il se sentit encore trop faible pour s’y intéresser de près, et de plus il ne voyait pas ses lunettes. Il n’eut pas la présence d’esprit de sonner pour manifester son retour à la vie, et il attendit bien une heure dans son lit l’arrivée d’une hypothétique infirmière. Trois petits coups brefs furent frappés et, avant qu’il eût pu dire « entrez ! », la porte s’était déjà ouverte découvrant le vicaire Valérien Montfort chargé d’une petite valise et d’un joli bouquet de jonquilles. Son visage s’éclaira lorsqu’il constata que le curé Joly était revenu à lui. Il se présenta, lui apprit la date du jour, jeudi 7 avril, ensuite comment lui, pauvre curé, était tombé dans ses bras dans un coma diabétique et que l’état d’épuisement tant nerveux que physique dans lequel il se trouvait avait nécessité qu’on le fasse dormir à coups de piqûres pendant une bonne semaine. Valérien Montfort se réjouit que le Seigneur ait voulu le faire arriver au bon moment. Il posa la valise près de la table de nuit en plastique blanc et lui dit que les fleurs et les effets personnels pour sa sortie avaient été préparés par Madame Monod. Voyant la pile de lettres, le vicaire lui précisa qu’elle y avait également mis ses lunettes et sa bible. On avait prévenu son frère, lequel ne pourrait passer le voir que le lendemain. Le curé Joly montra des signes de fatigue et Valérien Montfort se prépara à partir non sans l’assurer au préalable de sa présence pendant toute la durée de sa convalescence, organisée par l’archevêché de concert avec le médecin, au monastère voisin de Bondrieux. Bref, que surtout le curé ne se soucie de rien.

Le curé Joly ne fut pas seul bien longtemps après le départ du vicaire. Celui-ci, à sa sortie, alerta l’infirmière-chef qui se fit un devoir d’aller voir le ressuscité. Elle lui fit apporter un potage qu’il mangea de bon cœur. Puis il trouva ses lunettes dans la valise et prit la pile d’enveloppes. Il aurait bien voulu l’ignorer, cette satanée enveloppe jaune, mais elle était là, presque au fond du tas, insolente et tranchante de gaîté. Il négligea toutes les autres et la décacheta.

Cher monsieur le curé,

Grâce à Dieu, vous vivez. Si vous étiez mort, je me serais reproché de vous avoir troublé avec mes remarques et toute ma vie j’aurais vécu avec cette terrible culpabilité. Je vous dois des excuses. Même si vous n’êtes pas très doué pour les sermons, vous ne trahissez jamais les saintes écritures. Ceci m’est apparu lorsque j’ai entendu le vicaire Montfort débiter d’horribles fadaises le jour même de Pâques, mettant en doute le miracle du passage de la Mer Rouge et oubliant totalement de nous parler de la joie de la Résurrection. Pour rendre la messe plus vivante, selon ses dires, il avait fait projeter par les jeunes de l’aumônerie des diapositives dans l’abside, et chaque fois par exemple qu’il prononçait le mot « pain », on voyait l’image d’un épi de blé, idem pour le vin, le ciel ou la terre, que sais-je. C’était insoutenable. À ce moment, j’ai apprécié votre sobriété et je me suis reproché ma dureté à votre égard. Monsieur le curé, j’ai une proposition à vous faire et j’espère que vous n’en prendrez pas ombrage, mais plutôt le temps d’y réfléchir : pourquoi ne rédigerais-je pas vos sermons ? Je crois modestement que le Seigneur m’a donné quelques talents d’écriture qui ne demandent qu’à être mis au service de cette noble cause. De votre côté, vous y trouveriez peut-être un certain soulagement. Ceci resterait notre secret et même Dieu n’en saurait rien.

Guérissez vite et nous pourrons en reparler.

Je reste votre dévouée

Paule Monod

P.S. : merci de détruire cette lettre dès que vous en aurez pris connaissance, car ce secret doit être absolument préservé.

Il était bien six heures, le jour commençait à baisser. À ce moment, la porte s’ouvrit pour laisser entrer Henri Le Breton. Sans lui laisser le temps de dire un mot, le curé Joly lui demanda :

- Vous êtes venu en voiture ?

- Oui.

- Vous voulez bien me rendre un service ?

- Oui.

- Alors prenez cette valise et allez m’attendre dans les toilettes hommes de la cafétéria au rez-de-chaussée.

Le curé glissa la lettre jaune dans la poche latérale et la lui tendit.

- D’accord.

- Pas un mot aux infirmières.

Ainsi fut fait. Le curé légèrement titubant, en pyjama, pantoufles et peignoir, traversa le service désert, prit l’ascenseur et se rendit aux toilettes où l’attendaient l’homme et la valise. Quelques minutes plus tard, on les vit tous deux ressortir et s’engouffrer dans l’obscurité, puis une voiture démarra et se perdit au loin.

- Cela ne vous dérange pas que je séjourne incognito chez vous quelques jours ?

- Au contraire.

- Vous ne me demanderez rien ?

- Promis.

- Discrétion absolue !

- Absolue.

Quelques jours plus tard, les habitants du petit village crétois de Koras Fakion virent sortir du bateau quotidien un homme d’une bonne soixantaine d’années portant une petite valise. Il entra à midi sonnant dans la seule auberge du village et demanda le gîte et le couvert pour une semaine. Il mangea une salade grecque, trempa un pain excellent dans une coupelle d’huile d’olive et arrosa le tout de retsina. Après avoir admiré un instant la mer qui s’étendait presque jusque sous son balcon, il s’effondra sur sa couche pour une longue sieste. À la nuit tombante, il se promena dans le village et c’est presque malgré lui que ses pas l’entraînèrent vers l’église. Une voix de basse, sortant des entrailles de la terre, s’élevait avec force et emplissait chaque souffle de vie. Il n’identifia pas clairement les sujets des peintures dont étaient recouverts les murs, si ce n’est une immense Vierge à l’Enfant qui occupait toute la conque absidale, partiellement cachée par l’iconostase. L’église était déserte et l’homme chantait toujours. Ce chant ! Il puisait sa force dans des intervalles inconnus des oreilles occidentales du curé Joly. Il y avait dans cette mélopée comme une tension poussée à l’extrême, fort éloignée des hymnes aux accords majeurs rassurants auxquels il était habitué. Le curé s’assit. Il repensa à son évasion de l’hôpital, aux quelques jours qu’il avait passés en compagnie d’Henri Le Breton. Surtout, il réalisa que c’était au moment où Valérien Montfort lui avait parlé de sa convalescence au monastère qu’il avait ressenti une sensation d’étouffement intense. Il avait réalisé que toute sa vie n’avait été qu’un complot ourdi d’abord par sa mère, relayée par Madame Monod et par tous ses supérieurs hiérarchiques, pour l’éloigner de ses aspirations les plus profondes. Le curé Joly détestait l’ambiance des monastères, leurs chants grégoriens désincarnés qui faisaient tomber en pâmoison tant de paroissiennes. A l’idée qu’il aurait à supporter cela ne serait-ce qu’une journée, il avait senti l’appel de son corps négligé, de son âme muselée. La venue de Valérien Montfort lui avait rendu criante et intolérable l’inquisition de son évêque. Nul doute que le rapport impitoyable du vicaire avait pesé dans le choix de sa résidence surveillée. Quelle tête avait en effet dû faire le superbe archange chargé de son corps lorsqu’il était tombé nez à nez avec Mademoiselle Després, un peu ivre, un cœur sablé à la main dans le salon enfumé de la cure ? Henri Le Breton lui apparut avec clarté comme l’opportunité unique d’une libération d’avec ce passé consenti au prix de la négation de lui-même.

Jamais dans sa vie le curé Joly ne s’était senti plus proche de son Créateur qu’au moment de quitter Son service, et c’est dans une sorte d’allégresse qu’il prépara son envol, accompagné du chant du merle qui avait célébré le début de sa mise en vacance perpétuelle. Il désirait partir loin mais pas trop, dans une contrée chaude mais pas trop, dans laquelle on pouvait vivre bien sans être riche. Il avait exclu la Corse, trop dangereuse parce que française. Le Breton lui répétait que le bonheur est ici et maintenant, mais le curé Joly répliquait qu’il avait beau jeu de lui dire cela, lui le Lyonnais qui avait fui la ville pour trouver son bonheur à la campagne, et qu’il ne se voyait pas affronter la colère hystérique de ses paroissiennes ni les quolibets de leurs maris. Et que, merde, il ne voulait pas devoir expliquer à son évêque que les lettres anonymes de sa bonne, les larmes du Christ et le chant d’un oiseau avaient eu raison de sa non-vocation. Dans l’église, la voix s’était tue.

Il revint à lui parce que les choses semblaient s’agiter autour de lui. Des gens arrivaient, superbement endimanchés pour un samedi soir. Des femmes allumèrent des cierges devant les icônes qu’elles embrassèrent. Alors, dans la vacillante lueur des chandelles, le curé Joly devina la présence d’un catafalque drapé de noir et comprit qu’il assistait aux prologues de la cérémonie de la Résurrection byzantine. Les litanies continuaient et un prêtre apparut, chantant à son tour. Le curé ne comprenait pas un traître mot de ce qui se disait mais, paradoxalement, il ressentait comme une sorte d’évidence devant l’expression si différente d’une réalité qu’il connaissait bien. Le prêtre, vêtu de violet, endossa le voile noir et transporta celui-ci dans le sanctuaire puis en ressortit comme vêtu du soleil et de la lune, dans sa chasuble d’or et d’argent. Le cercueil de bois avait disparu derrière l’iconostase, porté par quatre officiants : après avoir joué la geste de la Passion, on s’apprêtait à interpréter celle de la Résurrection. Aux vêpres succédèrent les matines. Les fidèles affluaient maintenant, faisant calmement leurs dévotions, parlant avec leurs voisins non sans les avoir embrassés et échangé quelques mots avec eux. Tout ce manège surprit le curé Joly, habitué à la rigoureuse discipline de la messe où l’on ne bouge ni ne parle en dehors des moments codifiés. Puis, tout le monde sortit et des bougies furent distribuées à chacun. Le prêtre en alluma une et donna sa flamme au diacre, lequel l’offrit à un fidèle. Puis une traînée de lumière envahit irrésistiblement la place puisque chaque récipiendaire l’offrait à tout son entourage. En procession, on se dirigea alors vers le cimetière en chantant et on en fit trois fois le tour. Les tombes furent elles aussi illuminées et le curé Joly eut la sensation qu’entre les morts et les vivants s’était créé ainsi un trait d’union lumineux, illustration éclatante du triomphe du Christ. Puis le cortège s’en retourna en direction de l’église. Le prêtre frappa à la porte et, se tournant vers les fidèles, proclama : « Christos anesti ! » à quoi tous crièrent en réponse « Alethos anesti » : en vérité, Il est ressuscité. Ainsi fut-il donné au curé Joly de vivre tout de même la fête de Pâques, puisque cette année-là trois semaines séparaient les célébrations catholique et orthodoxe de la Résurrection. La liturgie dura encore une bonne heure et demie. « Des athlètes, ces prêtres ! et ces paroissiens, des fous !», pensa le curé. À cette heure avancée de la nuit, il aurait bien aimé s’asseoir, mais comme personne autour de lui ne songeait à le faire, il resta debout. Lorsque tout sembla enfin terminé, voilà que l’on repartit encore pour une demie-heure puisqu’il fallut au prêtre bénir tous les paniers de victuailles qui lui avaient été apportés par les villageois.

Sur le chemin du retour, le curé Joly fut invité aux agapes de l’aubergiste. Il mangea et but plus que de raison tant il se sentait plein d’un vide immense qu’il fallait combler, à moins qu’il ne s’agît d’un trop-plein qui demandait à se vider. Au chant du coq on se coucha non sans avoir éructé encore une dernière fois « Christos anesti ! ».

À Sainte-Eulalie-des-Bois, on ne revit jamais le curé Joly. Mais sur la table d’Henri Le Breton, il y avait toujours un fromage enveloppé d’une feuille de vigne dont le jeune homme refusa toujours d’expliquer la provenance. Quant à Paule Monod, elle mourut avant de connaître l’insigne bonheur de devenir l’internaute négresse d’un nombre appréciable d’hommes de Dieu en peine d’inspiration.

Ainsi finit l’histoire du curé Joly, à moins que ce ne soit ici qu’elle commence. On souhaiterait que notre héros connût les délices partagés de la chair en guise de nouvelle eucharistie, mais les interdictions maternelles sont parfois plus puissantes que les divins commandements. Toutefois, préservons-nous du blasphème et gardons foi car rien n’est impossible à l’homme, grâce à Dieu !

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