jeudi 23 juillet 2009

Monsieur Mitrovic

- Ou’ la bouche, poupée ! Monsieur Mitrovic a beaucoup de cheveux coiffés en vagues, il respire très fort par la bouche et son haleine mouillée ne sent pas bon. Il donne des ordres dans une langue étrangère à son assistante. La grande lampe jaune réchauffe les pupilles de la petite fille qui ne peut plus fermer les yeux. Voilà que Monsieur Mitrovic tire de toutes ses forces, et que, dans la caverne de sa propre bouche, la petite fille entend un craquement d’os de moineau, en bas, à gauche. Elle a toujours les yeux très grands ouverts et comme Monsieur Mitrovic tire encore plus fort, il arrache un cri à la petite fille dont le corps est tout raidi et concentré sur le seul point qui existe encore en elle, près du petit oiseau brisé.

L’assistante répond au juron de Monsieur Mitrovic en lui disant qu’il n’a fait qu’une petite anesthésie qui n’a pas encore eu le temps de faire son effet. Monsieur Mitrovic laisse tomber bruyamment sa pince sur le plateau métallique, il regarde sa montre et il s’essuie le coin de la bouche avec le revers de sa manche droite. Il tapote ses doigts sur sa jambe gauche, regarde encore sa montre et détourne les yeux de la petite fille qui a fermé les siens pour que ses larmes redescendent par où elles sont montées. Quand, au bout d’un petit moment Monsieur Mitrovic redit de sa voix forte « Ou’ la bouche, poupée ! », la petite fille pense qu’elle n’y arrivera pas parce qu’une énorme boule bloque sa gorge jusqu’à l’entrée de sa bouche, mais comme Monsieur Mitrovic lui a donné un ordre, elle s’exécute. Il a eu du mal à la retirer, cette dent avec ses quatre longues racines. Pour se féliciter d’avoir bien travaillé, il les a alignées sur le plateau métallique, la dent d’abord, pour que la petite fille puisse lui dire merci et à demain. Quand elle s’est levée, elle a failli tomber, mais l’assistante était là. Et puis, il y avait Anne, sa camarade de classe qui n’avait eu qu’une carie à faire reboucher et qui avait assisté à toute l’opération de la petite fille. La porte de la roulotte fut ouverte et le soleil blafard des fins d’après-midis d’hiver était entré. Les fillettes descendirent les hautes marches, se tenant à la rambarde de fer et se retrouvèrent sur le bitume de la cour d’école. Sur le grand côté de la roulotte, on lisait « Dentiste scolaire ». et on apercevait un lapin avec deux immenses dents de devant qui souriait en tenant une brosse à dents pleine de mousse de dentifrice. La petite fille ne pouvait pas parler, parce que la grosse boule était encore plus grosse que tout à l’heure et qu’elle avait honte de ne pas pouvoir faire redescendre ses larmes parce que maintenant elle avait les yeux ouverts. Sa salive avait un goût de fer et sa langue la brûlait. Soudain, elle sentit quelque chose se détacher, à l’intérieur, en bas, à gauche. Elle ouvrit la bouche et cracha un morceau de chair dans sa main droite.

- Il fallait mieux te brosser les dents et manger moins de chocolat, lui avait dit sa mère. Bien sûr, elle avait raison, sa mère : parfois ou même souvent, la petite fille oubliait de brosser ses dents et en plus, elle mangeait souvent ou même parfois du chocolat en cachette. Alors, elle n’avait pas le droit de se plaindre d’avoir des trous dans les dents et des crises de foie. Elle avait d’autant moins d’excuses qu’une fois par année, la « dame des dents » venait pour apprendre encore et encore aux enfants comment bien se brosser les dents. Elle distribuait à chacun une brosse de couleur, un verre à dent en plastique bleu avec le même lapin souriant que sur la roulotte de Monsieur Mitrovic. Ensuite, la « dame des dents » passait devant chacun en mettant un trait de gel au fluor rose sur chaque brosse. Puis elle prenait une immense paire de mâchoires avec des dents toutes blanches et des gencives toutes roses et elle montrait avec une immense brosse à dents comment bien se brosser les dents, avec des mouvements circulaires, trois fois par jour, après chaque repas. Pour nettoyer l’intérieur des dents, elle ouvrait la grande mâchoire, mettait la tête de la brosse au fond de la bouche et la sortait d’un coup sec puis recommençait. Les enfants l’imitaient et la mousse du dentifrice au fluor giclait sur les tables. Mais la « dame des dents » était passée en début d’année et demain, la petite fille retournerait chez Monsieur Mitrovic qui devait polir les trois plombages qu’il lui avait faits avant d’arracher sa dent. Il lui avait dit que le polissage ne faisait pas mal. Mais la petite fille ne l’avait pas cru et elle avait eu raison, parce que cette pointe à boule qui tournait comme une folle en faisant un bruit plus grave que la fraise surexcitée de la veille lui avait encore percé la tête jusqu’aux cheveux. C’est suite à ce dernier mensonge que la petite fille décida qu’elle préférait mourir plutôt que de revoir Monsieur Mitrovic l’année prochaine lorsque la petite roulotte du dentiste scolaire serait amenée dans la cour de l’école.

Pourtant, la petite fille savait déjà que l’année suivante, il lui dira encore « ou’ la bouche, poupée ! » parce qu’avant de passer dans la roulotte, chaque enfant se fait obligatoirement examiner les dents et ceci en présence de tous les autres élèves de son âge. Debout dans la classe à la queue leu-leu, sous la surveillance du professeur, chacun explore subrepticement sa bouche avec sa langue pour déloger un éventuel et honteux dernier morceau de repas encore coincé. Armé d’un crochet très fin et d’une sorte de cuiller plate, Monsieur Mitrovic fourrage dans les bouches et dit des choses incompréhensibles à son assistante qui fait des croix et des points rouges sur deux rangées de dents photocopiées sur la même feuille. À ceux qui ont beaucoup de croix et de points rouges, Monsieur Mitrovic fait la leçon dans un drôle de charabia en continuant de gratter furieusement du crochet. À d’autres, il demande le nom du cochon de dentiste qui a fait du si mauvais travail qu’il lui faudra entièrement reprendre ou alors, il donne une claque amicale sur la joue des chanceux à qui l’assistante a mis la croix, non pas sur les dents de la photocopie, mais dans la case « n’a pas besoin de traitement ». À ceux qui en ont besoin s’ouvrent deux perspectives : subir le traitement de Monsieur Mitrovic ou celui d’un autre dentiste choisi par les parents. Le tout est une question de coût : modique dans le premier cas car subventionné par l’Etat et ruineux dans le second, assuré par le secteur privé. La mine déconfite de la petite fille et sa joue obstinément enflée pendant une longue et fiévreuse semaine avaient eu raison de sa mère qui l’année dernière avait promis qu’en cas de nouvelle carie l’année suivante, elle mettrait une croix dans la case « refuse le traitement ». C’est donc un peu moins inquiète que la petite fille s’était assise sur la chaise devant toute la classe. Mais Monsieur Mitrovic avait tout de même dicté deux noms de code à sa secrétaire et la petite fille était rentrée très honteuse chez elle. Sa mère, très fâchée lui dit que c’était la dernière fois qu’elle refuserait le traitement de l’école et qu’elle n’y reviendrait plus. La petite fille la crut.

Deux semaines plus tard, mercredi après-midi, alors qu’on avait fêté la veille l’anniversaire de la petite fille, sa mère appuya sur le bouton de la sonnette du dentiste de la ville. Dans l’ascenseur déjà, la petite fille avait eu la nausée, mais elle n’avait rien dit. Elles avaient dû attendre longtemps dans la salle toute blanche et propre le moment où la secrétaire du dentiste était venue la chercher. Elle a regardé une dernière fois sa mère, a rajusté son pantalon et a suivi la secrétaire.

Le fauteuil est encore chaud et la petite fille pense que c’est affreux, comme de s’allonger dans le lit de quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui y était encore il y a deux minutes. On lui a mis la petite serviette blanche avec le cordon métallique tout froid, puis elle est encore seule. Des bruits de pas s’approchent, la porte s’ouvre brusquement et le dentiste sourit avec de grandes dents. La petite fille ne comprend pas ce qu’il lui dit mais elle a déjà ouvert la bouche. Le dentiste fixe une ampoule jaune à sa seringue de métal, fait gicler une goutte hors de l’aiguille, met un doigt dans la bouche de la petite fille, l’appuie contre la joue qu’il maintient à l’extérieur avec un autre doigt. Il approche la seringue. La petite fille ferme les yeux et au moment où elle le métal entre dans sa chair, elle entend un petit craquement d’os de moineau qui se répercute en s’amplifiant dans ses oreilles. Et elle meurt.

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