jeudi 23 juillet 2009

Mourir en Beauté

Vingt-trois heures passées. Lucie fit une nouvelle tentative. La dernière remontait à quelques mois et s’était une fois de plus soldée par un échec. Depuis, elle avait continué sa vie, évidemment, comme si de rien n’était. Une tentative de plus… Le tout était de ne pas se formaliser d’échouer encore, d’abandonner la partie sans avoir l’air d’en souffrir. Pourtant, le projet de Lucie faisait son chemin en elle, et c’est tout naturellement que ce soir encore revint sa détermination première.

Elle se connecta, tapa deux mots-clés et lança sa recherche. Plus de mille cinq cents entrées. Pour les avoir déjà parcourues, elle les connaissait comme les arbres d’une forêt qui borde un chemin devenu familier. Elle reconnut bon nombre d’intitulés d’articles scientifiques, de comptes rendus de conférences qu’elle avait déjà visités quelques mois auparavant et qui ne fournissaient que des adresses électroniques périmées. Rien de nouveau apparemment. Elle put retracer les étapes d’une carrière qui décrivait un beau parcours. Thèse de doctorat à Princeton, deux ans à l’université de Saarbrücken en Allemagne, puis à celle de Trèves, quatre autres au Royal Institute de Londres. Toujours avec des collaborateurs prestigieux de longue date. Apparut soudain un intitulé qu’elle ne connaissait pas. Indubitablement, on y parlait de lui, mais pour le présenter sous les traits d’un conseiller financier de compagnie d’actuariat anglaise : Flymans & Donertson. Siège social à Londres, succursale en Ecosse. Conseiller financier. Etonnant. Un garçon qui avait fait son chemin dans la recherche… Conseiller financier… ça l’avait déçue. Mais bon, Anne la meilleure amie de Lucie, Anne, la fille la plus brillante qui lui avait été donné de rencontrer était actuaire. Lucie se sentait de plus en plus troublée car elle trouvait tout de même étonnant que deux êtres qui lui étaient proches exerçassent le même métier sans par ailleurs se connaître. Car à part les actuaires et leur famille, qui connaît deux actuaires dans son entourage ?

C’était plutôt le fait qu’il ait quitté le milieu de la recherche pour celui d’une grande firme qui la surprenait beaucoup, et presque désagréablement. Elle pensa qu’il y avait peut-être une femme là-dessous. Combien en avait-elle côtoyés, de nobles chercheurs vivotant dans une chaire de mathématiques pures, qui suite à une féminine rencontre avaient troqué leurs vêtements confortables contre un costume de croque-mort pour mettre leur brillante intelligence au service de la gloire du plus grand capital. Ils se mettaient alors à boursicoter, non sans avoir au préalable retiré leurs économies de la banque alternative où elles dormaient à un taux ridicule. Pourtant, pensa Lucie, il devait rester dans l’homme d’aujourd’hui quelque chose de celui d’hier.

Et le doute n’était pas permis, car ce parcours décrit dans le site Linkoln était bien celui qu’elle connaissait. Tout cela devenait très excitant et lui serrait le cœur en même temps. Pour pouvoir entrer en contact avec lui, elle avait dû s’inscrire dans les fichiers du site, donner quelques signes de son pedigree, puis elle en était arrivée à la rubrique « écrire un message à… ». Lucie se sentit frustrée de ne pas accéder directement à l’adresse électronique de celui qu’elle recherchait depuis si longtemps et de devoir passer par une sorte d’entremetteuse virtuelle. Dans la petite lucarne, elle avait simplement écrit « What about you ? » à la place de « I'd like to add you to my professional network on Linkoln » et signé Lucie Foulques (ex Martin). En moins de dix mots, elle avait indiqué à cet homme qu’elle pensait encore à lui et qu’elle n’était plus Madame M. C’était osé, comme démarche. À peine eut-elle envoyé son message qu’elle se demanda si elle avait bien agi. Puis elle se dit qu’elle aurait désiré recevoir ce signe de vie la première, tout en sachant bien que cela était tout à fait impossible puisqu’elle avait changé de nom depuis leur dernière rencontre, dix ans auparavant.

Parfois, dans son jardin, elle se demandait si elle le reverrait un jour. Elle se persuadait que c’était inévitable, qu’il surgirait à pied un matin alors qu’elle serait occupée à cueillir une salade encore emperlée de rosée. Elle aurait de la terre sur les doigts et c’est justement cette terre sur ses doigts qu’il verrait en premier parce qu’il aimait les choses simples et vraies.

Ce n’était pas pour parler du passé qu’elle désirait le revoir. Ce moment de leur vie, elle voulait le maintenir dans l’ombre. Il avait rejoint l’image d’un enfant qu’elle n’avait pas eu la force d’accueillir et tous les habituels fantômes qui hantent la vie de tant d’êtres humains. Leurs traces étaient là, mais figées dans un immobilisme total, comme pour les maintenir à distance. Lucie considérait son mutisme quant à son passé comme la condition sine qua non à sa survie. Pourtant, il arrivait parfois qu’avant de s’endormir, se produise un phénomène qu’elle redoutait. Elle se sentait aspirée par un anneau d’où surgissaient des questions insidieuses, des remarques tendancieuses et des sous-entendus sournois à propos de tous ces épisodes de sa vie. Elle restait prise en otage dans une sorte de tribunal où elle tenait tous les rôles pendant de longues minutes qui lui semblaient autant d’heures interminables. Elle ne pouvait se sauver de cet enfer qu’au prix d’un effort surhumain, faisant la lumière dans sa chambre pour se saouler de lecture jusqu’à en piquer du nez.

Lucie s’imaginait qu’au moment d’emplir ses poumons de leur dernière bouffée d’oxygène, il lui serait donné d’embrasser d’un seul coup d’œil non pas sa vie passée, qu’elle connaissait déjà, mais toutes celles qu’elle aurait pu vivre si elle avait pris telle décision à tel moment. Ses insomnies avaient la forme de ce labyrinthe exponentiel, et c’est perdue dans des enchevêtrements de regrets qu’elle se sentait vieillir, s’écorchant aux taillis de ces allées qu’elle n’avait pas osé emprunter et qui, à vol d’oiseau, ressemblaient à la Voie royale.

Elle n’en voulait aujourd’hui plus qu’à elle-même, haïssant sa soumission, son manque de courage et de panache. Elle était pourtant consciente de ses qualités et, loin de la soulager, toutes ses capacités inexploitées lui faisaient l’effet d’un horrible gâchis dont elle ne se sentait pas la force de rendre compte au seuil de la mort. Car pour Lucie l’ultime épreuve du Jugement dernier était une réalité dont elle ne doutait à aucun instant. Mais elle l’interprétait d’une façon littérale et finalement singulière : celui qui ne trouverait pas son nom inscrit dans le Livre de Vie serait jeté dans l’étang de feu, celui de la seconde mort dont on ne revient jamais. Le texte indiquait bien que trouver son nom dans le Livre de Vie incombait à chacun, autrement dit vivre sa vie et être capable d’en répondre de la valeur restait pour elle l’ultime épreuve.

De bons choix, elle en avait tout de même fait, se disait-elle. Mais c’étaient des choix négatifs : ne plus supporter ceci, ne plus permettre cela, en finir avec… Pourtant, aujourd’hui, elle avait agi. Elle avait retrouvé celui qu’elle cherchait et elle lui avait écrit. Comme par un fait exprès, c’était un vendredi soir et elle savait qu’elle n’aurait pas de réponse avant au moins lundi midi, si toutefois il y avait une réponse…

Le lendemain soir, elle consulta son courrier électronique peu avant 22 heures, au cas où. Mais sa boîte à lettres ne contenait que son horoscope du jour, qu’il était même un peu tard pour consulter. Elle le parcourut distraitement sans se souvenir à la fin de sa lecture de la teneur des prévisions du jour. Son biorythme indiquait un potentiel physique de 11%, mental de 2 et affectif de 15. Ces courbes de malade lui semblèrent illustrer pertinemment ce qu’elle ressentait en cet instant précis. Elle supportait difficilement qu’un de ses semblables lui fît remarquer qu’elle avait l’air très fatigué, le cerveau mou et quasiment aucune sensibilité. Mais ces données statistiques dépersonnalisées et qui ne s’adressaient qu’à elle, native du 8 avril 1966, lui plaisaient par leur froideur et leur étonnante justesse, du moins aujourd’hui… La machine n’avait en effet aucun avantage à essayer de lui faire comprendre qu’elle vieillissait et s’enlaidissait, contrairement à tous ces êtres mal pensants qui avaient parfois l’outrecuidance d’exprimer tout haut leurs impressions sur elle – par pure amitié, cela va sans dire.

Lors, donc, que Lucie eut fini de se distraire de la déception de n’avoir pas encore reçu de réponse, elle eut la certitude que son appel allait rester sans écho et elle se vit seule dans son jardin avec sa salade coupée, tout emperlée de rosée, qu’elle tenait dans ses doigts brunis de terre. Elle en vint même à regretter de s’être manifestée avec autant d’impudeur. A-t-on le droit de déranger l’homme auquel on a renoncé, celui que l’on croyait pourtant aimer de toute son âme, a-t-on le droit de briser dix ans de silence et de refaire surface en écrivant un stupide petit message qui avait toutes les apparences d’un grotesque appel du pied, le tout comme si de rien n’était. Une fois de plus, elle avait agi avant de réfléchir et se retrouvait singulièrement piégée. Car en fait, que voulait-elle de lui ? Pouvoir lui écrire ? Certainement. Le rencontrer à nouveau ? Pas sûr. La scène de l’apparition dans le jardin était l‘un des nombreux mirages qui transfiguraient la vie de Lucie. Elle avait conscience de se jouer le rôle de la fée Kipeutou, mais les apparitions qu’elle faisait naître étaient la source de dialogues extraordinaires et c’était le moyen le plus sûr qu’elle avait trouvé pour se couper du monde. Combien d’histoires d’amour n’avait-elle pas vécues ainsi, espérant que la Providence aurait la capacité de faire aussi bien, voire mieux, qu’elle ? Et la Providence existait bel et bien dans la vie de Lucie car, sans elle, comment expliquer la beauté du cadeau d’avoir connu cet homme ?

Si rencontre il y avait à nouveau, Lucie voulait que cela ressemblât à quelque chose de gai, un air de commémoration légère d’un naufrage par d’heureux rescapés. Surtout qu’ils rient sans cynisme, et qu’ils finissent par se dire que rien ne fut si grave puisque la vie avait continué pour eux deux et que de nouveaux horizons s’étaient heureusement ouverts pour l’un comme pour l’autre. Enfin, elle voulait lui dire qu’il faisait partie de ces hommes qu’elle aimerait jusqu’au bout d’elle-même et pour toujours, avec toutefois le danger qu’il se méprenne sur la teneur de cette déclaration d’amour éternelle. C’était ça, finalement, le cœur du problème. Lucie n’attendait pas l’issue de cette recherche pour être heureuse ou malheureuse dans son jardin ou dans sa vie. Il y avait pourtant cette épine fossilisée dans son pied, dont la présence familière et discrète restait supportable. Aujourd’hui, elle voulait faire de cet homme non pas un personnage de souvenirs, le fantôme de ses regrets, mais elle souhaitait qu’il prît une part active dans sa vie. De l’ancien amant, elle voulait se faire un véritable ami. Elle se rappela que l’une des premières personnes qu’elle rencontra après sa rupture portait le même prénom que lui et qu’elle l’aimait maintenant comme un frère.

J’ai manqué de courage, se répétait Lucie, je n’ai pas osé résister à la pression familiale et vivre ma vie, et voilà que je veux me faire croire que ce n’est pas grave. Quelle lâcheté… Peut-être qu’il est encore très en colère.

Elle eut envie d’un nouveau verre de vin et d’une cigarette. Pour le vin, c’était possible, mais comme elle ne fumait plus depuis belle lurette et que sa maison ne contenait plus rien qui s’apparentât à une cigarette, elle décida d’aller se coucher et de poursuivre la relecture de la trilogie newyorkaise de Paul Auster dont la première semblait elle aussi se terminer en queue de poisson.

Dimanche soir 21 heures, toujours rien évidemment. Des nouvelles de son horoscope. Votre humeur : vous allez recevoir de bonnes nouvelles. Allez donc voir dans votre boîte aux lettres, sans appréhension. Vos amours : l’intensité de vos émotions vous fait penser même malgré vous que cela ne peut pas être réciproque. Vous n’êtes pas dans le vrai. Regardez les faits et pas seulement vos impressions vagues. Votre travail : vos collaborateurs vous empêchent de vous concentrer. Le travail en solitaire est favorisé. Vitalité : un problème hépatique peut troubler votre forme qui est excellente malgré tout. Un petit régime vous y aiderait. Biorythme du jour : Physique 19%, mental 3, affectif 16.

Lucie lut et relut ce miraculeux horoscope qui semblait n’avoir été écrit que pour elle. Le détail hépatique la troubla étrangement, elle qui avait un peu abusé de vin rouge la nuit précédente afin de trouver le sommeil. Pour ce qui était de ses collaborateurs, évidemment qu’ils l’empêchaient d’œuvrer et seule la solitude lui demeurait propice. Et alors, l’histoire de la boîte aux lettres et la dissipation des craintes, là alors, elle n’en revenait pas… Elle se retrouvait dans la peau du médecin généraliste de base pratiquant exclusivement l’allopathie pure et dure pour soigner tous ses malades et qui se décide, contre ses convictions, à mettre un jour trois granules d’homéopathie sous sa langue à tout hasard, pour chasser cette maudite migraine qui le tenaille depuis vingt ans et se retrouve soigné en moins de deux minutes. Car l’histoire de l’horoscope quotidien n’était qu’un jeu pour Lucie, pour qui le libre-arbitre et la responsabilité individuelle restaient fondamentaux. Si une semaine avant le fameux vendredi où commence cette histoire elle s’était abonnée gratuitement à un horoscope quotidien envoyé à son adresse électronique, c’était pour être certaine d’avoir toujours un message en ouvrant sa boîte aux lettres. La preuve en était le fait qu’elle lisait son horoscope du jour alors que celui-ci était déjà écoulé.

Elle téléchargea et imprima la Mélodie hongroise de Schubert dont elle maîtrisa plus ou moins bien le thème en une heure. Puis, en guise de yoga, les yeux fermés, elle rejoua pour la millième fois La Forqueray de Jacques Du Phly, se demandant, en brisant l’accord final, quand elle aurait suffisamment d’argent pour s’offrir enfin un clavecin.

Lundi. Votre humeur : votre créativité se renouvelle au travers de vos contacts. N’hésitez pas à lancer les conversations qui vous brûlent la langue. Vos amours : vous aurez la désagréable impression que votre partenaire cherche à gagner en emprise sur vous. Vous vous refusez à entrer dans son jeu, rien ne vous en empêche, au contraire. Votre travail : vous aurez toute latitude pour travailler selon vos méthodes, comme vous l’entendez. Votre vitalité : les somatisations, troubles légers que vous éprouvez prennent leur source dans des frustrations. Il serait bon de les déceler, vous iriez ainsi à la source.

Effectivement, la créativité de Lucie se renouvelait au travers de ses contacts. Et elle se lança donc dans des conversations qui lui brûlaient la langue. Elle écrivit un message à son analyste, qu’elle ne voyait plus depuis cinq ans mais à qui elle écrivait deux à trois fois par an. C’était un homme admirable, qui avait secoué avec une réelle affection le joli cocotier des relations idéales que Lucie rêvait de vivre avec sa famille, avec son homme et avec elle-même. Elle lui écrivit longuement, lui expliquant sa démarche en termes très généraux. C’est-à-dire qu’elle ne lui avoua pas rechercher activement son ancien amour mais lui parla de son désir de dire à tous les hommes qui comptaient pour elle qu’elle les aimait en toute simplicité. Elle lui demanda comment et si une femme peut dire « je t’aime » à un homme sans passer pour une nymphomane, une exaltée ou une folle. Et, en guise de salutation, après l’avoir enjoint de vivre encore très longtemps pour l’aider à concrétiser tous ses projets de création, elle finit par un « je vous embrasse comme je vous aime ». Au moment d’envoyer son message, survint une erreur-système et la poste.net lui présenta ses plus plates excuses. Le message était perdu…

Après quelques jurons, Lucie pensa que c’était peut-être tout aussi bien comme cela, car elle se sentait tout d’un coup penaude. La « penaudité », c’était un sentiment qu’elle connaissait depuis l’enfance. Elle se dévoilait telle qu’elle était avec tout ce théâtre intérieur qui faisait d’ailleurs beaucoup rire les autres et qui semblait les fasciner, et une minute plus tard, elle se sentait horriblement penaude, penaude et honteuse, comme si elle avait montré quelque chose d’indécent.

Elle repensa à sa recherche et à cette entremetteuse qui n’avait peut-être pas bien fait son travail. Elle retourna sur le site de Flymnans et Donertson, essaya sans succès de trouver la liste des collaborateurs de la firme, puis cliqua sur « contact » et laissa un message au service commercial, demandant qu’on lui communique l’adresse email de Monsieur P. Elle espérait s’être rapprochée du but et tourna comme une toupie, tenaillée par la faim et découragée à l’idée de manger. Elle qui se nourrissait de légumes frais accompagnés de savoureuses viandes presque chaque jour, elle se laissait aller. Elle mangea rapidement le contenu d’une grande boîte de cœurs de palmiers et ne tarda pas à avoir mal au cœur. Elle se mit au lit avec une tisane digestive qu’elle but en lisant la seconde histoire de la trilogie, celle où il est question d’un écrivain qui engage un détective pour pouvoir rédiger un rapport sur ledit détective.

Mardi. Toujours rien en milieu de journée. Votre humeur : vous serez plus entière que jamais, faites en sorte de rester diplomate malgré tout… Vos amours : vous serez aspiré par les plaisirs d’Eros, ne cherchez pas à museler votre instinct à tout prix, vous auriez des regrets à le faire. Rien ne vous empêche de les vivre, allez au-devant des autres. Travail : votre cordialité sera votre force. C’est le moment de nouer un partenariat, une association. Votre vitalité : une alternance entre le trop et le manque d’action vous épuise en vain. Harmonisez vos coups de collier et vous vous sentirez bien mieux.

Lucie commençait à douter de la pertinence de son messager favori tant son écureuil d’intérieur avait déjà parcouru inlassablement toutes les branches de l’arbre nouvellement planté dans son cerveau sans pouvoir se décider à élire une fourche où se reposer.

Ce jour-là, le téléphone sonna souvent. Incroyable, tous ces amis, et même une proposition de travail ! Le soir, elle reçut la visite d’une amie avec qui elle parla jusqu’au petit matin. Avant de se coucher, elle consulta sa boîte aux lettres où elle découvrit tout chaud son horoscope du jour.

Votre humeur : elle est bonne et suscite la reconnaissance de votre entourage. Grand ciel bleu en vue et loisirs en perspective. Vos amours : la transformation intérieure qui s’accomplit en vous depuis environ deux ans fait surgir en vous des besoins d’évasion qui peuvent vous éloigner de votre partenaire. Votre travail : vous ne tiendrez pas en place. Profitez de cette énergie pour les tâches les plus rébarbatives. Votre vitalité : un manque de vigilance vous indique qu’il est temps de vous consacrer davantage à vous-même. La fatigue nerveuse se fait sentir.

Avant de s’écrouler, elle eut l’idée de consulter un annuaire téléphonique londonien puisqu’elle avait noté un fragment d’adresse dans cette ville à la fin d’un article scientifique. Devant la multitude des choix qui apparut lorsqu’elle eut rentré Sutton dans le nom du quartier, elle se sentit découragée, puis, cliqua à tout hasard sur le premier. Et l’adresse et le numéro de téléphone s’affichèrent… Cherrytree Lane 69, 020 908 6562. Elle essaya de voir qui d’autre habitait à cette adresse mais ne reçut aucune information. Google earth lui offrit un panorama du quartier, où l’on apercevait des cordons de maisons toutes semblables avec jardinet à l’arrière des habitations. Il était bien trop tard pour composer le numéro et elle redoutait de commettre un impair. Elle se décida donc à écrire, prit du papier et son porte-plume à encre et, enfin couchée dans son lit, elle composa sa missive, cherchant ses mots dans une langue qu’elle ne pratiquait plus depuis si longtemps.

Dear Lazlo,

After many tries to find where you live on this earth, I think I found you. Life can be short, and I do not want to end mine, even if I am in very good health, without knowing how you are doing.

I live happily in a farm not in Africa but in France, in the middle of nowhere. My existence is shared in raising my four girls (6, 4 and twins of 2 years old) with their father Igor, writing, playing the piano, gardening and renovating the house. Julien and Pierre left to join their father in San Francisco four years ago and I see them only three times a year, which is very difficult for me. And then what ? would you answer. And then, even if I have many friends I can count on, one is missing and I was wondering if he would like to build a new relationship with me. My email address is lucie.foulques@laposte.net.

I hope to hear about you soon. Friendly. Lucie.

Plus de trois semaines passèrent. Lucie consultait son courriel furtivement, sans avoir l’air de s’y intéresser. Noël et le Nouvel-an en famille avaient fait d’elle une fourmi passée sous une division de Panzers. Anne appelait cela la tyrannie du bonheur. Retour à la maison. Promesse que l’on ne l’y reprendrait plus. Apparemment, le cocotier n’avait pas encore été assez secoué.

L’air était humide et plutôt doux. Au jardin, la doucette avait résisté au gel et le mesclun semé à la fin de l’été renaissait bravement, encore tout ourlé de misérables feuilles qui avaient cru que la douceur durerait toujours. Tant d’héroïsme et de persévérance dans un petit cœur de salade, et tant de désarroi dans celui de Lucie… Jusqu’à quand laisserait-elle son père lui broyer le sien ?

En ouvrant le site de la poste elle lut : « Les ex-détenus dangereux resteront enfermés. Les députés ont approuvé dans la nuit de mercredi à jeudi le texte sur la rétention de sûreté des criminels jugés dangereux après expiration de leur peine ». Donc, on ne s’en sort jamais et on reste avec le même cocotier sur les bras et les mêmes noix de coco qui vous tombent sur la figure, pensa Lucie prête à se sentir au diapason des bribes d’univers qui se décidaient à entrer chez elle.

Votre humeur : vous avez besoin de vous réfugier dans vos rêves, mais le temps manque. C’est une journée pleine de contradictions. Vos amours : les problèmes soulevés peuvent être grandement allégés pour peu que vous ayez l’audace de vous simplifier la vie au quotidien. Ce que l’on vous reproche n’est rien d’autre qu’une mauvaise gestion de votre temps, en définitive. Votre travail : vous allez vous lancer dans un travail ardu. Cela soulage votre conscience positivement. Votre vitalité : les idées fusent ; vous êtes tenté d’agir. Trop prématurément et sans doser vos forces au préalable. Tempérez-vous.

Il est donc urgent de ne rien faire, pensa Lucie, urgent de ne plus espérer, ou alors plus positivement urgent de désespérer sans désespoir. Lazlo n’avait pas répondu. Enfin une histoire qui se terminait véridiquement, enfin une histoire qui se terminait mal. Son père, à qui elle avait envoyé virtuellement ce genre de message pendant vingt ans lui avait répondu qu’il ne voyait pas de quel message elle parlait. Enfin une histoire qui se terminait véridiquement, enfin une histoire qui se terminait mal et pourvu qu’elle fût enfin terminée.

Lucie pencha sa tête sur la droite et se vit émergeant de l’écran de son ordinateur. Elle avait les yeux enfoncés, les traits marqués. Elle se regarda, incrédule et crispée. Puis elle sourit et trouva qu’elle ressemblait vraiment à une belette.

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